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L’idéalité dans la passion et dans le sentiment, la délicatesse d’âme dans l’amour, la perception fine et subtile de la beauté morale, l’idéalité en un mot, cette chose enviable qui éclate dans l’amour de Tristram et d’Yseult, de Roméo et de Juliette, et qui était le privilège bien réel des classes élevées par la féodalité, cette identité de sentiment, plus précieuse que la grandeur et les couronnes, ce cher Werther l’a conquise pour nous. Comme tout cet intérieur bourgeois décrit par Goethe est plein d’idéal ! l’ameublement est bien modeste, les personnages n’empruntent aucun éclat à leurs aïeux, leur condition ne leur sert pas de piédestal ; mais aussitôt qu’ils parlent et qu’ils agissent, la noblesse des sentimens exprimés, l’élégance de l’allure et du geste, la profondeur de la passion, vous font demander si ce sont bien de simples bourgeois que vous écoutez. Les trois personnages de Werther sont également nobles. Quelle belle et remarquable nature est celle d’Albert : prudent, froid, réservé, indulgent, voyant d’un œil clair et net tout le péril de la situation sans s’étonner ni s’emporter ; et faisant face à tous les dangers au moyen de cette faculté si délicate et si rare, le tact ! Et Charlotte ! n’est-elle pas l’idéal de la femme bourgeoise ? La pauvre Charlotte est à l’antipode des sentimens chevaleresques et de la vie chevaleresque. Il y a et il doit y avoir une contradiction entre sa vie morale et sa vie matérielle. Ses désirs, ses passions, doivent rester chez elle à l’état abstrait. Intelligente, sensible, bien élevée, son unique devoir est de distribuer à ses petits frères les tartines beurrées et de compter la lessive. Ce devoir, elle l’accomplit sans dépit et sans croire qu’elle est capable de choses plus élevées. Elle peut pleurer sur les héroïnes de Goethe et de Schiller sans se croire le droit de sentir comme elles. Sa poitrine se soulèvera d’enthousiasme et son cœur débordera de tendresse aux sons de la musique de Mozart et de Beethoven ; mais ces émotions fortes et dangereuses cesseront avec la magie des sons. Lorsqu’elle s’écriera : Oh ! Klopstock ! à la vue de l’arc-en-ciel, ne croyez pas que cette exclamation soit autre chose qu’une exclamation littéraire. La vie de Charlotte restera paisible et monotone comme un village de province, tandis que son esprit sera peuplé de sentimens, de passions et de rêves. Elle représente bien, la bonne Charlotte, cette invention des classes moyennes, la vertu des femmes, idéal essentiellement bourgeois, et dont aucune