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le pourvoir d’un royaume ; il serait de trempe à s’en conquérir un avec son arc. Et puis quelle vaillante mine ! quel grand air ! Il faudrait, sur mon âme, n’avoir point d’yeux, et je me flatte que ma fille en a. Elle d’ordinaire si altière, si indifférente, croiriez-vous que je l’ai vue s’émouvoir à ses discours et rougir en lui parlant ? Or vous devez savoir ce que cela vent dire, vous mon maître, qui, si je m’en souviens, étiez dans votre temps un joyeux compère. »


Les choses ainsi posées, il ne reste plus qu’à s’assurer du consentement du landgrave, qui par la plus heureuse rencontre se trouve justement dans le voisinage. Henri le Ferré, sous le coup des remords qui l’obsèdent, a entrepris, lui aussi, son pèlerinage à Cologne la sainte. Il est donc convenu que le chancelier s’en ira au plus vite rejoindre le landgrave son maître et lui faire part des projets du duc de Clèves, projets que cet humoristique vieillard prétend voir se réaliser dès le lendemain même. Or, tandis que tout s’arrange à souhait pour l’accomplissement de ses plus doux vœux, que devient Othon l’archer ? Othon court les bois à la recherche du coq de bruyère, oiseau rare et presque introuvable en ces contrées, et dont notre hardi chasseur se propose de régaler les hôtes de la fête. Le voilà donc à travers les torrens et les broussailles, lancé à la poursuite du royal gibier qu’il traque avec une frénésie qu’augmente encore son désespoir amoureux, car instruit des noces qui se préparent au château, il ne se doute pas que c’est à lui que la main d’Elisabeth est destinée. Leurré de place en place par le cri décevant de son insaisissable proie, il arrive jusqu’à la limite du parc et s’arrête épuisé sous un grand chêne qui fait face aux appartemens de la jeune princesse.


« OTHON. — La rage de l’amour m’aveugle, les oreilles me tintent ; il me semble ouïr au loin des musiques de fête et voir passer la fiancée ! En attendant, la nuit est noire en diable ! Quelle damnée chasse à travers ces bois inconnus ! N’importe, si folle que soit l’entreprise, elle irrite la fièvre de mes sens, et je suis sûr au moins que ma fureur ne s’allanguira pas d’ici jusqu’à l’aube prochaine ! Ou je me trompe, ou l’oiseau que je chasse n’est pas loin, mélancolique oiseau dont la plainte amoureuse me déchire le cœur ! Tout à l’heure je l’ai vu se lever au clair de lune, sa plume laissait derrière elle un sillon de phosphore, et sa voix avait comme des vibrations humaines ; mais pendant que je traversais le bac du moulin, la lune s’est voilée, et maintenant tout est silencieux, tout est sombre, et je n’entends plus que les coassemens des grenouilles du Rhin et le cri monotone des grillons de la plaine auxquels se mêlent çà et là les battemens d’ailes des oiseaux de basse-cour effarés par l’approche du renard qui rode. Où suis-je ? Il me semble que cette obscurité même où je marche ne m’est pas inconnue. Bientôt la nuit s’éclaircira, car le vent commence à souffler et les nuages se dispersent. Bon ! voilà l’écusson d’argent qui reparaît ; je ne sais qui me tient de lui décocher une flèche qui le clouerait du moins pour longtemps à l’azur du ciel ! Oui, je me