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résignation. Vous vous tairez, n’est-ce pas, mon ami ? Donnez-moi votre main, tenez sécrète l’histoire de ce malheureux événement ; dites que je souffrais depuis longtemps d’un mal intérieur, et que le saisissement de cette vie nouvelle, l’ennui de me voir ainsi arraché à la solitude du cloître et à la prière a seul causé ma mort.

« LE CHANCELIER. — Dieu me donne la force de garder au fond de mon cœur cet affreux mystère ! Je te jure que jamais, du moins par ma volonté, il ne sera révélé au monde ; mais j’en dois la confidence au tribunal secret.

« LE FILS DE LANDGRAVE. — Merci, mon père, et maintenant il ne me reste plus qu’une prière. Je sens que je m’affaiblis ; si je meurs sans les saints sacremens, mon âme flottera ballottée entre l’enfer et le ciel.

« LE CHANCELIER. — Je cours appeler le chapelain du château.

« LE FILS DU LANDGRAVE. — Hélas ! il n’est plus temps. Ne vous éloignez pas, de grâce, ne me quittez pas ; il me semble que si ce regard fidèle venait à me manquer, je perdrais tout espoir et tout amour. J’avais fait vœu de me rendre, à Colonne en pèlerinage au tombeau des saints rois. Ce vœu, mon digne ami, promettez-moi de l’accomplir à ma place. Priez pour moi et pour mon père, et dépensez à faire dire des messes pour le repos de mon âme ce petit trésor, fruit de mes épargnes, que je vous confie. Déjà le monde s’obscurcit et se trouble, et mes yeux, pour trouver la lumière, ont besoin de regarder au dedans de mon âme. Adieu ! portez-moi vers la fenêtre afin que ma vue se repaisse une dernière fois de cette belle verdure, taillez mon cercueil dans ces arbres, que leurs fleurs servent à tresser ma couronne, ou plutôt, non ! les oiseaux chantent si volontiers sur leurs branches ! Laissez-moi mourir seul et vous contentez de m’ensevelir à leur ombre, là où nulle fleur ne pousse, où nulle branche ne verdoie, et que rien à cause de moi ne soit dérangé de sa place ! Dieu vous protège, vous, mon père, ma sœur et mes frères ! Je me sens si calme, si heureux ! Jésus, Maria… (Il meurt.) »


Je ne sais si je me trompe, mais cette fin douce et résignée du pauvre enfant si impitoyablement immolé m’apparaît comme un des plus mélancoliques épisodes de la poésie, et quant à l’ensemble lumineux et suave de cette figure, je ne pourrais mieux définir le sentiment qu’il m’inspire qu’en disant que Fra-Beato la revendiquerait pour augmenter d’un séraphin de plus la légion céleste de ses blonds adolescens aux longues mains ornées de lis et de palmes, aux mystiques profils chaperonnés de nimbes d’or. Aimable et souriante apparition, aussitôt évanouie qu’entrevue, fragile sensitive qui se froisse au contact d’un gantelet de fer ! La force brute écrasant la faiblesse et l’innocence, le loup égorgeant la brebis, c’est là sans doute une bien vieille histoire et qui ne date point seulement du moyen âge ; mais jamais, selon moi, le symbole ne fut rendu sous des couleurs plus poétiques, et la plume d’Arnim, pour l’idéal et l’ingénu, vaut ici le pinceau de l’ange de Fiesole.

Au second acte, c’est sur les bords du Rhin, dans les états du prince de Clèves, que nous retrouvons l’un après l’autre nos personnages.