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cède en rien à l’influence qu’exercent les hommes de guerre. « J’ai veillé à ce que ton escarcelle fût bien garnie ; prends mon cheval noir, mon arbalète, et chemin faisant tâche de te divertir de ton mieux. Ah ! ce beau pays du Rhin ! le cœur me bat rien que d’y penser, et j’envie ton bonheur. »

Cependant une procession sort du cloître voisin bannières déployées ; quel est ce jeune homme pâle et fluet qui s’avance en chantant des psaumes, un missel dans ses mains allongées, et dont les traits émaciés respirent l’ardeur extatique des têtes de Giotto ? Arrivé à la porte du burg, il se détache de ses compagnons, qui s’inclinent respectueusement devant lui, et monte l’escalier du pas timide d’une vierge. Horreur et désespoir ! dans ce novice encapuchonné, dans ce moinillon couvert de scapulaires, Henri reconnaît l’aîné de ses fils, l’héritier naturel et légitime de sa couronne. On se figure avec quelle explosion de colère et de brutale raillerie le landgrave accueille ce rejeton abâtardi d’une longue race de guerriers, et combien ce tempérament soldatesque est peu fait pour comprendre cette physionomie candide et tendre, cette âme angélique et suave, que le moindre reproche émeut jusqu’aux larmes : douce et mélancolique fleur qu’un talon de fer va broyer ! La seule vue de cet Eliacin pudibond inspire au grossier landgrave des plaisanteries d’un cynisme ici que le pauvre enfant n’en rougit même pas.


« HENRI LE FERRE ; — Ça, mon fils, puisque fils il y a, car ta mère m’a toujours dit que tu l’étais, et je ne suppose point qu’elle eût quelque raison de me tromper,.., ça, mon fils, je te trouve pâle et d’une mine à faire peur. Il te faut de l’exercice, les processions vont trop lentement ; la prière non plus ne te vaut rien, et je te veux payer à beaux deniers une douzaine de sacristains pour marmotter les patenôtres, loin du maigre et des abstinences ! Le bon vin et les belles filles, suis-moi ce régime, et tu verras comme on devient par là robuste et joufflu ! En attendant, tu quittes le cloître et vas me dépouiller sur l’heure ces accoutremens ridicules. La vraie robe de chœur des chevaliers, c’est une colle de mailles, seul équipage qu’il te soit permis d’endosser pour défendre la cause de Dieu.

« HENRI (son fils). — Hélas ! mon père, c’est une dure loi que vous me faites de me contraindre à renoncer à tout ce qui était la paix et le contentement de ma vie ; mais, puisque vous l’ordonnez, il ne me reste qu’à obéir, et sans doute, Dieu m’enverra les forces nécessaires pour la tâche nouvelle qui m’est imposée. »


Resté seul avec le jeune comte Günther, en faveur de qui le sombre landgrave a disposé de la main de sa fille, le fils de Henri le Ferré se met en devoir de complaire aux volontés de son père ; mais que deviendra, au milieu des intrigues, des passions, des voluptés de ce monde, cette nature chaste et séraphique vouée au recueillement de la prière, aux solitaires méditations du cloître ? Ah ! plutôt que