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on pourrait reprocher au conteur de les avoir faits trop expansifs. Le paysan russe n’aime point à étaler ses sentimens. Lorsqu’il se livre à des sorties éloquentes, c’est presque toujours pour donner le change sur ses véritables dispositions. On regrette de rencontrer dans ce roman la mélancolique physionomie de Vania. Ce personnage n’a rien de russe. Ce n’est pas que le trait dont notre romancier fait honneur à Vania soit sans exemple : l’esprit de sacrifice n’est pas éteint chez le peuple russe ; mais jamais homme de cette classe ne renoncera à son indépendance pour favoriser une intrigue. L’invention de l’auteur est inadmissible ; l’amour du paysan russe ne s’élève guère au-dessus de l’instinct physique et n’occupe par conséquent à ses yeux qu’une place très secondaire dans l’ordre des affections morales.

La plupart des autres personnages du roman sont d’une fidélité irréprochable. L’oncle Akime surtout est d’une ressemblance parfaite, il mérite même une attention toute particulière. Quelque sévère que soit en effet le régime auquel le paysan russe est soumis depuis plus de trois siècles, on retrouve encore ça et là dans les villages des hommes qu’il n’a point modifiés, ou dont la transformation est imparfaite. Tel est celui dont M. Grigorovitch nous a fait une peinture si vive dans ce roman ; il est évident que l’oncle Akime a toute l’insouciance et la mobile humeur de ses pères. Chez Sakhar, on retrouve les traits distinctifs de l’ouvrier russe ; le caractère que l’auteur lui prête ne donne pas une très haute idée de l’influence que l’industrie exerce en Russie sur les classes inférieures. Le pays a tiré de notables avantages des nombreuses fabriques qu’on y a élevées depuis le commencement du siècle ; il peut maintenant se passer en partie d’un grand nombre de produits qu’il tirait jadis des pays étrangers. C’est là sans contredit un fort beau résultat ; mais d’un autre côté le goût du luxe commence à se répandre parmi les paysans, et la vie des ateliers les déprave de plus en plus. C’est principalement l’ivrognerie que les manufactures tendent à propager avec une effrayante rapidité. Le paysan russe, qui vit paisiblement dans son village, est rarement infecté de ce vice. Lorsqu’il abandonne le village pour embrasser une profession industrielle, les choses changent : une fois séparé des siens et sollicité par le pernicieux exemple de ses nouveaux camarades, il se met ordinairement à boire avec une sorte de frénésie sauvage[1] et en contracte l’habitude pour toujours. Chacun sait que le gouvernement russe est complice de ces désordres, il les encourage même en quelque sorte,

  1. On donne en Russie à cette intempérance normale le nom de sapoï. C’est une véritable fureur vineuse qui vient par accès, et que la satiété seule peut calmer.