Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui vivaient alors sur les bords du Don. C’était là un fait très fréquent ; ces fuyards étaient désignés sous le nom de brodniki. Longtemps après, au milieu du XVIe siècle, une foule de vagabonds se réfugiaient encore au sein des forêts. Lorsque Pierre Ier établit le recrutement, plus de trente mille paysans quittèrent leurs foyers et allèrent se joindre aux Kosaks du Don. De nos jours même, dans les plaines immenses qui bordent la Sibérie, le peuple, dans son langage expressif, donne le nom de sentiers des orphelins aux chemins isolés que suivaient ces fugitifs.

Comment expliquer cet étrange penchant du paysan russe à changer de lieu ? On ne saurait l’attribuer qu’à un fait bien connu : le paysan russe, qu’il soit libre ou non, n’est point propriétaire ; le sol qu’il cultive appartient à la commune dont il fait partie. Cette habitude entraîna des conséquences de plus en plus fâcheuses à mesure que la population augmenta[1]. Des employés spéciaux chargés de recueillir la taille et les impôts de la couronne, qui, dès le XVIe siècle, se prélevaient sur les feux et non sur les terres, étaient obligés de vérifier continuellement le nombre des habitans fixés dans chaque district, car ce nombre variait sans cesse. Les grands propriétaires et les couvens, dont les terres étaient franches d’impôts, offraient aux paysans des avantages qui les séduisaient, et les autres terres restaient incultes. Bien plus, les maisons tombaient en ruines, des villages entiers et même des bourgs devenaient de véritables déserts. Ces inconvéniens décidèrent le tsar Ivan Vassilievitch à restreindre la liberté dont jouissaient les paysans ; il leur fut enjoint de ne plus changer de village qu’une fois par an, dans la semaine qui précède la Saint-George d’automne et la suivante. Le tsar Fedor Ivanovich confirma cette ordonnance en 1597 ; les paysans fugitifs qui avaient enfreint la loi rendue par Ivan durent revenir sur les terres qu’ils habitaient, et il leur fut défendu de les quitter. Cette mesure mécontenta naturellement les possesseurs de grands domaines et le clergé ; aussi en 1602 Godounof révoqua cette ordonnance, qu’il dut bientôt après remettre en vigueur sous la pression des petits propriétaires. Enfin en 1607 le tsar Vassili Chouïski la confirma officiellement avec le consentement du clergé et des boyards.

On conçoit que les paysans ne renoncèrent point sans regret à une habitude immémoriale. Les chants populaires l’attestent : ils parlent du jour de la Saint-George avec une tristesse touchante. Les peines portées contre les paysans fugitifs par les tsars Mikhaïl Fedorovitcb et Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, prouvent

  1. On retrouve des traces de cette coutume en Serbie, province slave où le paysan a encore son caractère primitif. Des communes entières y changent souvent de lieu.