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russes. Gricha la traite avec une sorte de mépris ironique. On voit qu’il se souvient des leçons de Sakhar. Enfin, par une belle journée de printemps, Dounia est occupée à laver du linge sur les bords de l’Oka, lorsque tout à coup elle entend marcher derrière elle et aperçoit Sakhar, qui s’avance le sourire sur les lèvres. Elle s’éloigne ; mais Sakhar se présente bientôt chez Gleb lui-même. L’ouvrier vagabond vient réclamer de nouveau une place et du travail sous le toit du pêcheur. Malgré les avis de la vieille Anna, celui-ci profite du dénûment dans lequel Sakhar se trouve pour l’engager à bas prix. Sakhar est donc de nouveau installé dans la maison, et Gricha, suivant le triste exemple qu’on lui donne, prend bientôt avec sa femme un ton leste et hardi. Il affiche en même temps un profond dédain pour le vieux Gleb. Les deux amis sont maintenant inséparables, et Dounia les trouve à tout instant ensemble au bord de l’eau ou au fond de quelque hangar. Sakhar chante ou joue de l’accordéon[1] ; Gricha l’écoute attentivement, et s’essaie à fumer. Maintes fois il arrive à Dounia d’entendre qu’ils parlent d’elle avec éloge. L’amitié que Sakhar ressent pour Gricha devient si vive, qu’il s’intéresse aussi de plus en plus à sa femme. Il a pour elle toute sorte de petites attentions. Gleb enfin perd patience, il voit dans Sakhar le mauvais génie de sa famille et se décide à l’expulser. Quelques momens de calme suivent le départ de l’ouvrier ; mais ce dernier effort a épuisé l’énergie de Gleb. Une maladie causée par les premiers froids de l’automne ne tarde pas à l’emporter, et ce douloureux événement précipite Gricha dans la voie criminelle où depuis longtemps Sakhar l’a devancé. Il court rejoindre à Komarévo son ancien ami, qui va être son complice, car ils s’entendent tous deux pour dérober les modiques économies laissées par le pêcheur. Dès lors le châtiment ne se fait point attendre. Les deux amis ont eu l’audace de revenir dans la maison théâtre de leur attentat, de s’asseoir au repas de famille avec la vieille Anna et Dounia ; mais des conducteurs de bestiaux ont découvert le vol. Eux-mêmes aussi ont à se plaindre de Sakhar et de son complice, qui ont exercé à leurs dépens leur coupable industrie. Sakhar est lié, conduit au bourg et livré à la police. Gricha réussit à s’évader, mais quelques jours après on retrouve son cadavre sur les bords de l’Oka. La maison du pêcheur voit alors reparaître ses anciens hôtes, Petre et Vassili, qui reviennent prendre possession de la demeure paternelle. Dounia retourne vivre avec son enfant chez le vieux Kondrali ; elle passe dans la retraite dix années, au bout desquelles un soldat libéré du service revient tendre sa main

  1. Ces instrumens, qui ont remplacé l’ancienne balalaïka nationale, se fabriquent à Toula ; ils se sont répandus jusqu’au fond de la Sibérie.