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commune demande une recrue à Gleb. Son parti est bientôt pris : il livrera Gricha ; sa femme seule a quelques scrupules. Leur est-il permis de sacrifier ainsi un jeune homme qu’ils ont adopté ? Le pêcheur ne s’arrête point à ces considérations, il veut qu’on prépare tout de suite les effets du jeune conscrit ; mais Vania, qui vient d’apprendre la décision de son père, lui déclare qu’il n’en sera rien : c’est lui qui partira. Une pareille détermination est bien faite pour surprendre Gleb, et il presse son fils de lui en découvrir le motif. Malgré toutes les instances, Vania se borne à lui répondre que c’est par amitié pour Gricha. Après de longs débats, le pêcheur est forcé de céder à la résolution du jeune homme, et dès le lendemain Vania est prêt à partir. Il dit adieu à Gricha, qui l’embrasse sans laisser paraître la moindre émotion, prend congé de sa vieille mère, place dans son sein l’image qu’elle lui donne, fait un signe de croix et rejoint Gleb, qui a pris les devans, silencieux et triste. Quelques jours après, Gleb revient au village, mais c’est pour repartir encore à la recherche d’un ouvrier qui doit aider dans ses travaux le vieux pêcheur, dont Gricha est resté le seul compagnon. Il se rend au bourg de Komarévo. Ici s’offre un curieux tableau de mœurs.


« Les paysans de Komarévo appartenaient jadis à l’un des plus riches seigneurs du pays ; ils s’étaient rachetés moyennant un demi-million de roubles. Cette somme énorme ne les avait point appauvris, et Komarévo était maintenant le centre commercial de tout le district. Le commerce des bois, la pêche et surtout la fabrication des indiennes étaient les principales branches d’industrie auxquelles les habitans se livraient, et plusieurs d’entre eux avaient cent mille roubles de capital et même davantage : aussi avaient-ils une sorte de célébrité ; ils auraient rougi de porter des lapti[1], on n’en voyait dans les rues du bourg que les jours de marché, car alors les paysans des environs arrivaient de toutes parts.

« Lorsque Gleb entra à Komarévo, il faillit être étouffé par la foule ; il y avait foire depuis la veille. Comme notre campagnard ne connaissait personne dans le bourg, il se dirigea vers.une maison décorée du titre de restauration et qui donnait sur les champs. C’était un établissement considérable où étaient réunis à la fois une auberge pour les voyageurs, une isba pour les routiers, et un cabaret particulièrement fréquenté par les nombreux ouvriers du lieu. Au moment où Gleb allait gravir le petit escalier de bois qui conduisait dans la salle de l’auberge, le maître de la maison parut sur le pas de la porte. C’était un homme efflanqué, blême, aux yeux éteints, à la démarche nonchalante ; mais ces dehors inoffensifs cachaient le plus rusé coquin de tout le district. Les hommes de ce genre ne sont pas rares dans le pays, et le peuple russe leur applique un nom qui les peint à merveille ; il les appelle des coquins sombres. À son état d’aubergiste Guérasime, c’est ainsi que se nommait le personnage en question, joignait celui de marchand, et

  1. Chaussures en écorce de tilleul.