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que, préoccupé de montrer les abus du servage, M. Grigorovitch a un peu assombri les teintes du tableau. Quoi qu’il en soit, il y a dans le récit d’Antone Gorémyka assez de traits exacts, assez de révélations douloureuses pour que le défaut de mesure, signalé dans quelques détails, ne détruise ni l’intérêt ni la signification de l’ensemble.

Autour d’Antone Gorémyka, on peut grouper toute la série des nouvelles de M. Grigorovitch inspirées, comme celle-ci, par cette horreur du servage qui a dicté de nos jours aux romanciers russes quelques-uns de leurs plus éloquens récits. D’autres compositions, plus calmes et de plus longue baleine, n’ont plus, nous l’avons dit, ce cachet de plaidoyer, de protestation passionnée : ce n’est pas le serf, c’est le paysan libre qui nous apparaît alors, et M. Grigorovitch, ennemi du passé en ce qui touche le servage, s’en montre le défenseur, quand il s’agit de décider simplement entre les vieilles mœurs et les mœurs nouvelles, entre la Russie patriarcale et la Russie moderne, dont le contraste n’est pas moins saisissant dans les campagnes que dans les villes. Que l’on en juge par cette curieuse histoire des Pêcheurs, type des derniers romans de M. Grigorovitch, comme Antone Gorémyka est le type de ses premières nouvelles. Nous n’avons plus ici à nous attendrir, à nous indigner : nous avons devant nous des paysans libres ; seulement l’ancien paysan est opposé au nouveau, le culte du passé au goût des changemens, et c’est de la lutte de deux tendances contraires que naît l’intérêt.

L’histoire d’Antone Gorémyka s’ouvrait par une description qui était en harmonie parfaite avec le sujet du récit. C’était au milieu d’une nature désolée, à la fin d’une sombre journée d’automne, que nous rencontrions le serf souffre-douleur. Dans les Pêcheurs, le paysage, calme et grave, est d’accord aussi avec les incidens qu’il doit encadrer. Transportons-nous dans le gouvernement de Toula, près d’un gros bourg nommé Komarévo ; dirigeons-nous vers cette rivière de l’Oka que borde une longue rangée de collines, descendons-en les bords jusqu’à l’endroit où un ravin profond se creuse un passage entre ces hauteurs couvertes de sapins. Au milieu du ravin s’élève une maison de paysan, construite en bois, comme le sont toutes les demeures des paysans russes. Derrière la maison s’étend un petit verger arrosé par un ruisseau. Plus loin, un sentier mène à la forêt. Quelques filets suspendus aux broussailles, un bateau amarré sur le bord de la rivière, annoncent que ce lieu est habité par une famille de pêcheurs. Tel est le paysage où vont se dérouler les principales scènes du drame dont il faut maintenant passer en revue les acteurs.

Le chef de cette petite colonie perdue au bord de l’Oka se nomme