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et son aide sont assis sur les essieux. Ce dernier tient un sac de cuir d’où sort l’extrémité d’une pince et d’un marteau ; il se gratte la nuque d’un air insouciant et regarde le ciel, qui est couvert de nuages. Ce sont surtout ces deux personnages qui attirent l’attention de la foule. Chacun s’efforce de voir les kalodki[1] de bouleau qui sont entassés devant le forgeron ; un vieux paysan ne peut même point se retenir, il les pousse du pied.


« — Quelles machines ! dit-il en retirant vivement le pied.

« — de quoi te mêles-tu ? fit Vavila d’un ton sévère ; est-ce que tu n’en as jamais vu ?

« — Non ; c’est la première fois, reprit-il d’un air de regret, c’est curieux.

« — Dis donc, oncle Vavila, dit une paysanne, cela doit être bien lourd. — Et elle tendit en avant son long cou hâlé par le soleil.

« — Sans doute que c’est lourd, répondit le forgeron ; essaie-les. — Allons ! où le fourres-tu ? dit le vieux paysan à la jeune femme. Veux-tu t’en aller, ou je te… et l’ayant repoussée, il fixa de nouveau les yeux sur l’objet de la curiosité générale.

« — Où les as-tu coupées, oncle Vavila ? Est-ce dans le bois de sapins ? demanda une jeune fille aux joues cramoisies qui se tenait derrière une vieille femme couverte de rides.

« — Qu’est-ce que cela te fait ?

« — Ah ! notre Antone aura à quoi penser maintenant, dit un des spectateurs : voilà pour ses vieux jours une paire de bottes qui a de fameux revers.

« — Et il les a méritées, le brigand ! Pourquoi s’est-il chargé la conscience d’un pareil crime ? Dévaliser un homme, quelle bagatelle !

« — Oui, frère, ajouta un autre ; qui l’en aurait cru capable ? Personne ne pouvait deviner qui volait dans le village… Il paraît que c’étaient eux, et qu’Antone était chargé d’indiquer les vols à commettre. Étais-tu là, tante Fédocia, lorsqu’on a amené la vieille, mendiante ?

« — Non, je n’y étais malheureusement pas ; on dit qu’elle est la mère de l’un des malheureux.

« — Oui ; mais elle est si méchante, que lorsqu’on a voulu la lier, elle a failli mordre Trifone à la main. La vieille diablesse ! elle qui paraissait si douce, si tranquille ! Chacun lui donnait quelque chose.

« Les conversations continuèrent ainsi pendant quelque temps ; mais tout à coup le bruit augmenta, et une voix cria : — On les amène, les voici.

« Le cortège que l’on attendait si impatiemment parut en effet à l’extrémité du village ; l’intendant marchait en tête d’un air affairé ; il était entouré de sotski et de starosta. La haie était formée par des soldats en tenue d’escorte. Antone marchait le dernier, et entre lui et la foule, qui suivait en silence, venait Varvara se traînant avec peine ; Vaniouchka et sa petite sœur étaient près d’elle, et poussaient des gémissemens qui résonnaient d’un bout du village à l’autre. Quelques groupes d’enfans couraient sur les côtés.

« — Allez-vous-en, cria avec force l’intendant en repoussant la foule.

  1. Entraves de bois que l’on fixe aux jambes des prisonniers.