Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/270

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses derniers feuillages. Voici, au milieu des broussailles, le serf Antone Gorémyka rassemblant en paquets les branches que vient d’abattre sa bâche. L’heure est venue de rentrer au village, assez éloigné encore de la forêt. Le pauvre paysan trouvera-t-il du pain dans sa chaumière ? À cette journée si rude une plus sombre nuit ne va-t-elle pas succéder ? — C’est une question qui semble vaguement préoccuper Antone. Dans son regard terne, sur ses traits flétris, on peut lire tour à tour l’inquiétude et l’abattement. Grand et maigre, courbé déjà par l’approche de la vieillesse, le malheureux bûcheron n’en travaille pas moins avec cette résignation qui est le trait caractéristique des paysans de la Russie. Antone n’est pas seul : à cinquante pas de lui, un enfant à demi nu grimpe péniblement à un vieux sapin dont la cime est couronnée par des nids de corbeaux. Plus près, à l’entrée du fourré, un telega (chariot), attelé d’un petit cheval bai-brun assez vigoureux, attend le chargement qu’Antone doit ramener au village.

Telle est donc la scène, et dans ces premiers détails du tableau il règne une tristesse qui est en harmonie avec l’action où va figurer le serf souffre-douleur. Les feuilles mortes couvrent le sol et tourbillonnent sur l’eau verdâtre des mares que les pluies d’automne ont creusées ça et là au milieu des bruyères. Le silence est profond. Le paysan jette un coup d’œil sur l’enfant, qui est son neveu ; il l’appelle d’une voix éteinte et rauque. L’enfant est toujours au haut du sapin ; loin d’obéir, il se met à grimper de plus belle. Enfin son oncle lui promet de le laisser monter à cheval, et Vaniouchka (c’est le nom du jeune paysan) descend de l’arbre avec la rapidité d’un écureuil. On reprend la route du village de Troskino, et on arrive bientôt à l’isba d’Antone.


« Cette isba était située au bout du village, et se faisait remarquer par sa vétusté. Comme les poutres dont elle se composait étaient presque entièrement pourries du côté qui donnait sur les prés, elle était fortement inclinée dans cette direction. Le toit de paille qui la couvrait penchait en avant ; elle n’avait point de cheminée ; un pot de terre, dont le fond avait été troué, en tenait lieu. L’unique fenêtre qui i’éclairait était encadrée d’une bande de terre glaise et bouchée par un paquet de haillons. Enfin des supports de bois la soutenaient de tous côtés ; on eût dit un vieillard qui s’appuyait sur des béquilles. La vue de cette pauvre demeure inspirait une profonde tristesse ; il n’y avait pas jusqu’au voisin, le vieux Stépane Bitchouga, qui tenait fort peu cependant aux choses de ce monde, dont le cœur ne se serrât toutes les fois qu’il portait les yeux de ce côté.

« Quoi qu’il en soit, Antone et son neveu avaient hâté le pas, et à mesure qu’ils approchaient, leurs figures s’épanouissaient. Le petit Vaniouchka s’écria même plusieurs fois dans l’excès de son bonheur : — Oncle Antone, nous voici arrivés ! vois-tu, oncle, la maison là-bas ! elle est là !