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sur la grande place d’Ivane Vélikoï, où les stolniks ont coutume de se réunir. Cette place est le théâtre d’une scène touchante. Lovtchikof aborde le stolnik Nachtchokine, et sollicite son indulgence pour Skobief. Celui-ci paraît presqu’au même instant, et se jette aux pieds du vieillard. Nachtchokine lève son bâton, il s’emporte, il apostrophe vertement le jeune homme ; puis, quand il connaît toute l’étendue de son malheur, quand il apprend que Skobief a épousé sa fille, ses jambes fléchissent, et il tombe évanoui. Lorsqu’il reprend connaissance, il veut retourner près du tsar et lui demander justice. Skobief réussit à conjurer ce nouveau péril. « Anouchka, dit-il, est en danger de mort. Ce n’est pas l’anathème, c’est la bénédiction de ses parens qu’attend la jeune fille. » Le vieux stolnik se laisse attendrir, il envoie sa bénédiction et de l’argent aux deux époux. Tout est oublié : Anouchka revoit ses vieux parens, et l’habile Skobief est reçu à la table du stolnik. Quelques années plus tard, le vieux Nachtchokine rédige un testament d’après lequel il lègue tous ses biens, meubles et immeubles, à Skobief, qui, à sa mort, se trouve être un des plus riches propriétaires du pays.

Ce gentilhomme campagnard qui arrive à la fortune par le libertinage et par la ruse personnifie énergiquement quelques-uns des vices de la société russe au XVIIe siècle. Frol Skobief marquait ainsi au roman de mœurs en Russie une voie essentiellement nationale. Malheureusement les réformes introduites par Pierre le Grand ne tardèrent pas à changer la direction des tentatives littéraires. Les œuvres locales retombèrent dans l’oubli, et une littérature empreinte d’un caractère européen remplaça la littérature populaire. Quelle place firent les nouveaux écrivains à l’étude des mœurs russes ? Leurs préoccupations, à vrai dire, furent généralement tournées ailleurs. Trétiakovski et Lomonosof s’occupèrent avant tout de créer la langue. Leurs successeurs imitèrent ou traduisirent les chefs-d’œuvre des littératures étrangères. Vers la fin du XVIIIe siècle seulement, Derjavine arracha la poésie aux influences que les successeurs de Lomonosof avaient trop favorisées ; le théâtre reprit en même temps la tâche commencée par les conteurs inconnus d’avant Pierre le Grand, mais les esquisses qu’on vit se produire alors sur la scène russe étaient presque toujours empreintes d’une exagération de mauvais goût. Un seul écrivain dramatique, Oblessimof, ne craignit point de copier fidèlement les mœurs villageoises dans un petit opéra plein de naturel et de grâce, le Meunier. Il ne fut point encouragé. Les usages occidentaux triomphèrent dans les classes Supérieures, et le théâtre national fut alors décidément sacrifié.

Au début de notre siècle, Karamsine fit dans ses nouvelles, la Pauvre Lise, Nathalie, Marpha, quelques efforts pour ramener la