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succès, Elle a obtenu le seul résultat désirable : elle a amené l’évacuation d’Anapa, elle a fait sentir le poids de nos armes aux ports russes, et après avoir chassé le pavillon moscovite de ces eaux intérieures, elle a pu se retirer en laissant une garnison à Yeni-Kalé. De toutes les opérations entreprises jusqu’ici, l’expédition de la mer d’Azof est celle qui parait avoir produit la plus profonde impression à Saint-Pétersbourg. Ce coup a été ressenti plus que tous les autres, soit qu’il fût imprévu, soit qu’il doive exercer une influence sérieuse sur la situation des armées russes en Crimée.

Quoi qu’il advienne, tout l’indique assez, cette guerre qui est allée choisir son champ de bataille à l’extrémité de l’Europe n’est point certainement une guerre ordinaire. La Russie sait bien qu’elle est réduite à défendre une politique séculaire, toute une tradition de conquêtes et d’envahissemens. Bien plus, la Russie savait qu’elle aurait un jour ou l’autre à livrer ce suprême combat. Sans cela, comment se serait-elle trouvée prête au moment voulu ? Dans quelle pensée aurait-elle élevé ces forteresses formidables, certes fort inutiles pour la défendre contre la Turquie ? Pourquoi s’obstinerait-elle encore dans une guerre où la seule condition de paix qu’on lui veuille imposer, c’est de désarmer son ambition ? De leur côté, les puissances occidentales savent bien qu’il s’agit désormais pour elles de livrer l’indépendance de l’Europe ou de la raffermir. S’il n’en était point ainsi, comment prodigueraient-elles leurs soldats, leurs trésors et leurs vaisseaux dans une lutte dont les difficultés et les proportions dépasseraient le but ? La guerre actuelle a cela de particulier, qu’elle n’est le fruit d’aucune animosité nationale ; c’est le choc violent de deux politiques, dont l’une est une menace incessante pour l’Occident, dont l’autre est l’expression réfléchie des intérêts les plus élevés de la civilisation. Tel est le conflit qui tient en ce moment l’Europe attentive et qui se poursuit dans ces terribles engagemens devant Sébastopol, en attendant qu’il se dénoue par la victoire.

Il n’est point en effet d’autre issue maintenant. C’est à la puissance des armes de réaliser ce que la diplomatie n’a pas pu faire, et si les armes restent le seul arbitre de cette grande question, sur qui donc peut peser la responsabilité de la continuation de la guerre ? Le dénoûment même des conférences de Vienne est là pour le dire. C’est le 4 juin que les négociations ont été définitivement closes et que le dernier protocole a été signé. Par le fait, avant cette dernière formalité, on savait déjà que les négociations étaient désormais sans but, que les propositions de l’Autriche n’avaient pu être acceptées par la France et par l’Angleterre, et qu’ainsi il ne restait plus même un élément de discussion entre les représentans des diverses puissances réunies à Vienne. Or de tout ce travail de la diplomatie que résulte-t-il avec une palpable évidence, si ce n’est que la résistance de la Russie a été le seul, l’invincible obstacle à une pacification ? Rien n’est plus curieux certainement qu’un article publié dans le Journal de Saint-Pétersbourg, en réponse à une circulaire de M. le ministre des affaires étrangères de France. C’est avec une modération calculée et l’art le plus subtil que le nouveau manifeste russe arrive à représenter tous les actes de la conférence de Vienne comme autant de témoignages spontanés de l’esprit de conciliation du cabinet du tsar. Il semble même en vérité que quelques-unes des conditions débattues