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des Vêpres siciliennes est beaucoup mieux écrit que ses précédens ouvrages : il constate un progrès véritable aussi bien dans la manière de traiter les voix que dans les accessoires de l’Instrumentation ; on y trouve sans doute un grand nombre d’effets connus, certaines formules inévitables, puisqu’elles sont inhérentes à la manière de sentir du compositeur ; mais les mélodies sont moins tourmentées et se développent volontiers sur les cordes faciles de la voix, les duos et les morceaux d’ensemble sont mieux dessinés, quoiqu’il reste encore beaucoup à faire à M. Verdi dans cette partie difficile de la charpente, de l’ossature dramatique. C’est là qu’on voit le doigt des grands maîtres ; c’est à dessiner un finale comme celui de Don Juan et du second acte des Nozze di Figaro, comme celui du Barbier, d’Otello, de Semiramide, de Moïse, du quatrième acte des Huguenots, du quatrième acte du Prophète et de la Lucia, que se montre le génie créateur, armé de la science de déduction, dont plaisantent les beaux esprits parce qu’ils en ignorent les secrets. M. Verdi est encore loin de ces modèles, mais il marche évidemment dans leur voie, car plusieurs morceaux des Vêpres siciliennes accusent la noble ambition de s’élever au rang des vrais maîtres, parmi lesquels Meyerbeer surtout a les préférences du compositeur italien. La partition des Vêpres siciliennes, depuis les premières mesures de l’ouverture jusque dans les moindres détails de l’instrumentation, — tels que l’emploi fréquent des violons suraigus, pendant que des instrumens à vent, la flûte, le hautbois, la clarinette, remplissent au-dessous l’harmonie, — prouve de reste que l’auteur d’Ernani et d’Il Trovatore procède de l’auteur de Robert et des Huguenots, comme Rossini procède de Mozart et de Cimarosa. Ce croisement de races dans les productions de l’art forme un des phénomènes les plus curieux de l’histoire. Ce ne sont pas là des imitations, mais des natures similaires qui se rapprochent et se fécondent comme des plantes qu’on greffe l’une sur l’autre. L’originalité du fils n’en est pas moins réelle pour avoir quelques traits de ressemblance avec celle du père. Seulement l’assimilation des élémens absorbés n’est pas encore complète chez M. Verdi, et il lui faudra quelque temps de gestation pour revendiquer la propriété exclusive des emprunts qu’il a faits.

Quoi qu’il en soit, M. Verdi a déjà ressenti, comme ses prédécesseurs, l’heureuse influence du public parisien, et le succès des Vêpres siciliennes n’est pas contestable. L’exécution aura contribué pour sa part à ce bon résultat. Mlle Cruvelli, dans le rôle d’Hélène, n’altère pas trop les effets que le compositeur lui a ménagés : elle chante avec assez de goût sa partie dans le beau duo du quatrième acte, et au cinquième elle lance avec fierté le boléro à la tête de ses adversaires. M. Gueymard se tire adroitement du rôle ingrat d’Henri, dont il chante plusieurs morceaux avec succès, et M. Bonnehée est remarquable dans le personnage de Guy de Montfort, dont sa belle voix de baryton fait ressortir la tendresse paternelle. En somme, les admirateurs de la cara Italia doivent être satisfaits. Le succès toujours croissant de Mme Ristori et celui que vient d’obtenir M. Verdi sur la scène de l’Opéra prouvent que la sève italienne est loin d’être épuisée, et que ce beau pays peut espérer de meilleurs jours.


P. SCUDO.