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habituellement avec un ou deux motifs empruntés à la partition même et qui ne se font pas autrement remarquer. Au premier acte, on peut signaler le récit que fait Jenny Bell de son enfance délaissée : Habitans de la grande ville, dont le caractère légendaire ne manque pas d’une certaine élévation de style ; les couplets de l’orfèvre Dodson, qui se terminent en un duo pour voix d’hommes très élégamment accompagné ; certaines parties du duo entre le duc de Greenwich et Jenny Bell ; un trio plein d’entrain et de fraîcheur pour soprano, baryton et ténor, et le finale, qui n’est pas autre chose qu’une vocalise pour deux voix de femmes avec accompagnement du chœur. Au second acte se trouvent les jolis couplets de la rose, adressés à Jenny Bell par un admirateur désintéressé, George Leslie, que M. Couderc représente avec une désinvolture aisée ; un duo pour soprano et ténor entre Jenny Bell et Mortimer, lorsque celui-ci s’introduit chez la prima donna sous le nom supposé d’un compositeur obscur. Cette scène, qui est fort heureusement amenée, a été également très bien saisie par M. Auber, qui en a tiré un duo remarquable par des éclats de sentiment qu’on rencontre rarement dans son œuvre. Le trio qui vient après entre George Leslie, Mortimer et la soubrette est aussi très piquant, particulièrement la rentrée de George Leslie : — Je lui parle de toi.— Malgré le succès qu’obtient au troisième acte l’air de baryton, que M. Faure, dans le personnage du duc de Greenwich, chante avec goût :

Le bruit est pour le fat, la plainte est pour le sot,

nous préférons à cette morale de père noble la romance de ténor que dit Mortimer avec le chœur qui l’accompagne sur le thème national : God save the king.

Certes il y a plus d’élégance, de grâce et de véritable jeunesse dans la nouvelle partition de M. Auber que dans la plupart des opérettes que nous donnent les compositeurs récemment éclos de l’Institut. Mlle Duprez prête au personnage de Jenny Bell la distinction de sa personne et le style contenu et ferme qui caractérise son talent. Que n’a-t-elle aussi suivi nos conseils, en ménageant plus qu’elle n’a fait ce filet précieux d’une voix fragile ? La pièce, fort bien jouée, obtient un succès légitime, et M. Auber doit être fier et content. C’est une raison de plus pour que nous insistions sur le danger que peut courir une renommée qui est chère à la France. M. Auber a eu deux grands bonheurs dans sa vie : il a rencontré Rossini assez à temps pour modifier sa manière et s’allumer aux feux de son génie, et puis il a eu la chance de voir mourir jeune l’auteur de Marie, de Zampa et du Pré aux Clercs. Si Hérold avait vécu, M. Auber ne serait que le second dans Rome. Qu’il ait donc la prudence d’un chef d’armée, et qu’il n’expose pas trop facilement dans sa personne le salut de tous.

L’événement important de la saison, c’est un opéra en cinq actes, les Vêpres siciliennes, que M. Verdi a composé expressément pour Paris, et dont la première représentation a eu lieu le 13 juin. Une grande curiosité s’attachait à l’apparition de cet ouvrage, qui pouvait être le signal d’une nouvelle transformation de la musique dramatique ; aussi la salle de l’Opéra présentait-elle ce jour-là un spectacle curieux : les partisans du compositeur italien s’y étaient donné rendez-vous en masse, et ce n’est point une exagération de