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bruyamment parti pour leur condisciple et résolurent de venger sa défaite. La mode était alors parmi les artistes aux ovations, aux couronnes décernées en public, et les talens nouveaux, que de nos jours la presse seule signalerait à l’attention de la foule, recevaient une sorte de consécration et de brevet de la main même des sculpteurs ou des peintres. On se rappelle les palmes attachées à certains tableaux du Salon, au Marcus Sextus et au Déluge entre autres, par ces mains que dirigeaient tantôt une admiration sincère, tantôt des rivalités d’école ou des jalousies d’atelier. Le triomphe de Bartolini eut moins de retentissement et d’éclat : il suffit toutefois pour émouvoir l’opinion en sa faveur. A coup sûr, un concurrent malheureux, que ses camarades promèneraient aujourd’hui sur les quais en le saluant de leurs vivats, n’intéresserait guère même les passans, et une telle solennité paraîtrait, non sans raison, une forme de protestation assez ridicule. La chose réussit mieux à Bartolini qu’elle ne réussirait sans doute à ses imitateurs. On voulut dédommager le jeune statuaire de son insuccès en lui confiant quelques travaux dont il s’acquitta avec honneur. Sa réputation s’étendit assez vite pour qu’au moment où fut érigée la colonne de la place Vendôme, on ne le jugeât pas indigne de participer à la décoration de ce glorieux monument; il fut chargé d’exécuter le bas-relief qui représente la bataille d’Austerlitz[1]. Bien peu après, la princesse Élisa Bonaparte nommait Bartolini professeur de sculpture à l’académie de Carrare, et l’artiste, déjà, aguerri par l’expérience contre les excès de la pratique et les faux systèmes, revenait en Italie, où il allait avoir à combattre tant de préjugés et d’abus.

Pour se rendre compte des obstacles suscités à Bartolini dans sa double carrière d’artiste et de professeur, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur la situation de l’art italien au commencement de ce siècle, et de constater les progrès qu’avait déjà faits à cette époque la doctrine ou plutôt la manie de l’imitation antique : doctrine personnifiée surtout dans un homme dont on ne saurait nier à certains égards le mérite, mais qui exerça une bien regrettable influence sur l’école de son pays. Très inférieur à David, à qui l’on a l’habitude de le comparer, Canova fut le représentant autorisé d’une des phases de la décadence beaucoup plutôt qu’un véritable réformateur. Les meilleurs spécimens de ce talent ont, comme les autres productions de l’époque, une expression amoindrie, une grâce molle

  1. La Bataille d’Austerlitz est placée à une telle hauteur, qu’il est au moins difficile d’en entrevoir même l’ordonnance. Pour apprécier le style de ce bas-relief, l’un des moins académiques et des plus énergiquement composés du monument, il faut consulter l’ouvrage de Baltard, — la Colonne de la Grande Armée, — publié en 1810 par ordre de l’empereur.