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tombent parfois jusque sur les épaules. Leur tête se dépouille, ils n’ont plus ni sourcils au-dessus des yeux ni cils aux paupières. Ajoutez à tout cela une teinte livide et blafarde qui leur est particulière, et vous aurez une image assez fidèle des moins maltraités parmi les lépreux, car il en est qui sont couverts d’horribles plaies, et dont les os mêmes, consumés par la putréfaction, sortent par esquilles de leurs dégoûtans ulcères, tandis que chez d’autres ils se contournent et se disloquent, sans pourtant se dissoudre. Ce fut plutôt avec satisfaction qu’avec répugnance que je vis les parens de ces malheureux établis auprès d’eux partager leur abri et leur donner les soins qu’ils leur auraient accordés en toute autre situation; mais ce qui me fit reculer d’horreur, ce fut d’apprendre que les passions et les faiblesses de l’humanité n’étaient éteintes ni pour eux ni pour ceux qui les entouraient. Les mariages sont fréquens dans le quartier des lépreux, et, la religion musulmane prédominant, ces mariages ne sont guère que l’union passagère d’un homme avec plusieurs femmes. Je n’oublierai de ma vie une petite fille lépreuse qui, sans être encore sortie de l’enfance, était déjà complètement défigurée par la maladie, et qui se tenait tranquillement assise sur les genoux d’une espèce de Titan sans forme humaine. Celui-ci, ayant complètement perdu la voix, approchait ses lèvres gonflées des oreilles pendantes de l’enfant pour se faire entendre d’elle. Je remarquai qu’elle semblait l’écouter avec plaisir, et que le tiraillement des muscles de son visage serait devenu un sourire, si la chose eût été possible, d’où je conclus que j’avais devant les yeux un déplaisant, mais respectable tableau d’amour paternel et de tendresse filiale. — Cette enfant est à vous? dis-je au colosse. Il fit entendre un grognement inintelligible, mais la petite se hâta de faire valoir ses titres à ma considération. — Je suis sa femme, dit-elle en se redressant, et depuis un mois!... L’expression de vanité satisfaite qui parvint à se montrer sur ce hideux visage à la pensée de la longue durée de son empire, l’espèce de flamme qui pétilla un instant dans les yeux dégarnis de l’époux, tout cela me causa une horreur mêlée de pitié et de dégoût qui mit fin à ma visite.

J’avais vu les moines et les sœurs de charité, j’avais pénétré dans les hospices protestans et autres; il me restait à visiter le couvent des Arméniens. Je m’y rendis, et j’y trouvai le plus aimable accueil. Les Arméniens de l’Asie-Mineure ne ressemblent pas aux Grecs de ce pays, qui, sous la domination de leurs maîtres barbares, ont contracté je ne sais quelle rudesse étrangère à la race hellénique. Placés au-dessus des Grecs par l’intelligence et la richesse, les Arméniens de Syrie et de Palestine les dominent aussi par une grâce et une dignité toutes particulières.