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y déjeuner à la fourchette. Nous eûmes beaucoup de peine à lui démontrer l’imprudence d’un pareil repas en l’absence de toute eau potable, et à un moment où une étape assez longue nous séparait encore du Jourdain. Enfin nous l’emportâmes, et je m’éloignai du lac asphaltite, non sans penser à mes beaux lacs de Lombardie. L’idée de lac se marie tellement en moi, je l’avoue, à des impressions de calme et de joie, qu’il m’était difficile, même en vue de la Mer-Morte, de penser à sa terrible origine. Oui, sans doute, la région qui entoure cette terre est âpre et triste, mais le limpide miroir de ces eaux salées ne réfléchit-il pas admirablement les beautés du ciel? On dit qu’aucun poisson ne vit dans la Mer-Morte, qu’aucun oiseau n’en approche, qu’aucune végétation ne l’ombrage. Eh bien! poissons alertes et bien vivans, arbustes en fleurs où chantent les oiseaux, rien ne manque, je puis l’assurer, à ce lac maudit, rien, si ce n’est l’eau potable; aussi, malgré ma prédilection d’enfance pour tous les lacs, quittai-je la Mer-Morte sans trop de regret.

Deux heures de marche s’étaient écoulées depuis notre halte près de la Mer-Morte, et nous n’apercevions rien encore. Notre route suivait une pente partagée en immenses gradins, et qui se déroulait devant nous comme un escalier gigantesque dont nous n’entrevoyions pas la fin. Tout à coup je remarquai une certaine agitation parmi nos Arabes. Ils étendaient le bras vers le sud en prononçant de rauques monosyllabes; nos chevaux hennirent et redressèrent la tête; ils prirent le galop, et nous les laissâmes courir, bien qu’aucun fleuve ne nous apparût. Cependant je commençais à entendre un sourd murmure. Enfin, arrivés en bas du bizarre escalier de roches qui nous cachait le fleuve, nous aperçûmes un des plus saisissans spectacles que j’aie admirés pendant mon voyage. Devant nous, le Jourdain roulait bruyamment ses eaux un peu bourbeuses, mais profondes et abondantes, entre deux rives couvertes d’arbres immenses et entassés, pour ainsi dire, les uns sur les autres. Nous entrâmes dans cette forêt, mais ce ne fut pas sans peine que nous nous frayâmes un chemin à travers les taillis et les plantes grimpantes que des myriades d’insectes ailés remplissaient de leur bourdonnement. Une fois au bord des eaux courantes, j’eus hâte de chercher un endroit solitaire où, après avoir pris quelque nourriture, je me livrai à la contemplation du fleuve sacré. Je passai ainsi plusieurs heures dans un recueillement qu’une alerte donnée à notre escorte par l’apparition d’une tribu pillarde bientôt dispersée ne réussit pas à troubler. J’espère garder toute ma vie le souvenir clair et distinct de ces heures d’enchantement et de repos passées au bord du Jourdain; j’espère que l’image de ces eaux, de ces rivages et de ces bois ne s’effacera jamais de ma mémoire. Le Jourdain n’est pas seulement un grand fleuve