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de venir expliquer ses intentions. Le jeune homme s’était bien mal conduit ! J’eus des angoisses de remords pendant deux jours, je serais devenu très malheureux, si la ruse n’était venue à mon secours. Elle me fit envisager que la situation était encore possible, si j’osais continuer d’une façon plus sérieuse. Les amoureux ont une grande foi dans l’encrier. Je vais lui écrire, pensai-je en me demandant, non sans effroi, par quelle espèce de poste ma lettre arriverait. J’écrivis toujours, j’avais la tête pleine de souvenirs, ma plume courait sans s’arrêter. Je laissai dormir l’écriture afin de la relire à mon réveil, et j’avoue que j’en fus médiocrement satisfait. L’amour ne s’y peignait peut-être pas assez à chaque ligne, et il me vint cette réflexion : cette jeune fille ne te paraîtrait-elle si séduisante que par une sorte de contraste? Le lieu où tu l’as rencontrée, les vieillards de la rue Copeau, les singes dans les armoires ne jouent-ils pas un trop grand rôle dans cette passion? Mais je chassai bien loin ces idées, trop heureux d’être amoureux ou de me croire amoureux, et quoique ma déclaration me parût assez froide, je la remis au net sans chercher à y jeter quelques flammes. Il ne faut jamais jouer avec le cœur ni le faire mentir : qu’il se montre dans sa nudité, ardent ou froid, il trouvera toujours un autre cœur pour le comprendre; mais faire des phrases, emprunter des mots au grand dictionnaire de la passion, c’est se préparer des tourmens qui n’existent pas avec la sincérité. Pour se servir de pensées brûlantes qu’on ne ressent pas, autant alors acheter de ces papiers, employés par les amoureux de village, où sont dessinés en tête des cœurs transpercés de flèches et coloriés grossièrement. J’écrivis une lettre aimable, d’un amour qui frisait l’amical, et je fus récompensé de ma loyauté par une inspiration qui vint peu après. Je me dis qu’il fallait prévenir la jeune fille que j’étais porteur d’un billet, et si elle avait seulement le demi-quart d’intelligence que possèdent les femmes en pareille matière, ma lettre arriverait. Pour cela, j’introduisis le billet dans une grande enveloppe de la taille des suppliques aux puissances, et j’appliquai mon industrie à dessiner un beau rond de cire rouge, très large et très voyant. J’étais plein d’émotions en allant au cours, chargé de ce billet, car cela commençait à devenir significatif; j’entrais de plain-pied dans une intrigue compliquée, peut-être ma hardiesse blesserait-elle la jeune fille.

Depuis longtemps je ne me servais guère de mon carnet, je me souciais bien de l’enseignement du professeur ! Il eût pu réunir la poésie positive de Geoffroy Saint-Hilaire et les aspirations scientifiques de Goethe, que mes oreilles n’eussent pas été moins fermées à son discours : aussi mon carnet ne renfermait-il que des dates heureuses