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Quel guide incomparable, et comme il sait tous les détours de ce monde plein de prestiges et d’embûches ! Quel connaisseur du cœur humain! Quelle effrayante sagacité il déploie! Avec quelle subtile et pénétrante analyse il étudie, il creuse les caractères! On dirait du physiologiste qui, l’œil sec et ardent, courbé sur sa victime entr’ouverte, demande à la nature palpitante les secrets de la vie. Une infatigable passion l’anime à cette autopsie des âmes; son regard, comme un scalpel, les fouille jusqu’aux derniers replis, les interroge fibre à fibre, pour y surprendre les plus intimes pulsations, les plus sourds tressaillemens. Il se complaît, il se dilate dans cette impitoyable dissection. Rien n’échappe à son coup d’œil, rien ne déjoue son discernement. Une sorte de divination le fait lire sur les visages comme dans un livre ouvert. Sous ces sourires menteurs, sous ces larmes feintes, derrière toutes ces hypocrisies dont est faite la vie de cour, il sait quelles perfidies se cachent, quelles jalousies fermentent, quel venin distille la haine, quels coups médite la trahison.

Si on veut admirer à l’aise ce génie de l’observation et de l’analyse psychologique, il faut suivre Saint-Simon dans le développement d’une de ces destinées orageuses de courtisan, portées un jour au dernier sommet de la grandeur, brisées le lendemain par un de ces caprices du maître, par un de ces coups de foudre, comme il les appelle, qui renversent de son piédestal le colosse aux pieds d’argile : petites anecdotes pour l’histoire, mais où se dévoilent pleinement la lâcheté et l’ingratitude humaines; événemens considérables pour les contemporains, pour l’écrivain lui-même, qui nous peint d’autant mieux son temps par l’émotion même qu’il porte dans ces récits, par les cris de joie ou de colère que lui arrachent ces soudaines révolutions de la fortune des cours.

Il faut surtout, pour connaître, pour juger Saint-Simon, assister avec lui à quelqu’une de ces scènes émouvantes où, sous le coup d’une grande catastrophe, toutes les passions violemment mises en jeu font de la cour un spectacle unique pour le moraliste.

Monseigneur se meurt à Meudon. Dans ce lieu déjà plein de confusion et d’horreur, comme au fond du tableau et à demi noyés dans l’ombre, l’historien nous montre de loin, près du roi qui fond en larmes. Mme de Maintenon « tâchant de pleurer, la faculté confondue, les valets éperdus, » les courtisans n’attendant pour fuir que le dernier soupir de leur maître. Cependant c’est à Versailles qu’est la cour, la cour, inquiète, agitée, suspendue entre la crainte et l’espérance. C’est là aussi qu’est Saint-Simon, plus inquiet, plus agité, plus palpitant qu’aucun autre, mais dans son anxiété, dans les frémissemens de sa joie qu’il se reproche à lui-même et qu’il a peine à réprimer, attentif à tout voir et dévorant tout des yeux. Quel spectacle pour un