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Saint-Simon ne la demande et ne la doit qu’à lui-même. Pour échapper à cette sorte d’oppression morale que subissent autour de lui toutes les âmes, il se réfugie, il s’enferme dans l’enceinte de sa conscience : il s’y dresse un tribunal, il y fait comparaître toutes les idoles qu’adore la foule; mais la postérité seule sera mise dans la confidence de ses libres jugemens et de ses rudes sentences. La mission qu’il s’est donnée, et nulle autre n’était possible à l’heure où il écrit, c’est de déposer la vérité dans le sillon où elle lèvera pour les générations à venir. Pour celui qui écrit ainsi l’histoire, ce n’est pas le défaut, c’est l’excès de la liberté qui est à craindre, et une inaltérable probité suffit à peine à le défendre contre les entraînemens de la passion.

Si quelque chose manque au duc de Saint-Simon comme historien, c’est la pensée philosophique; en cela, il reste inférieur à Bossuet, qui s’inspire de la foi, et à Tacite, qui adore la liberté. Il n’a ni les vues sublimes de l’un, ni les profondes maximes et les nobles aspirations de l’autre. Politique attardé, il évoque des limbes du passé des institutions qui ne peuvent plus renaître. Champion d’une aristocratie tombée, il plaide une cause à jamais perdue devant l’histoire et le progrès des siècles. Là est sa faiblesse : son idéal manque de vérité et d’avenir. S’il discerne avec tant de sagacité, s’il blâme avec tant de rudesse les vices du pouvoir absolu, son ressentiment l’y aide bien autant que la pénétration de son esprit; l’orgueil blessé du patricien ne crie pas moins haut que la conscience de l’honnête homme. Il veut des garanties politiques, mais surtout dans un intérêt de caste : il parle de liberté, et il combat pour le privilège.

Ce n’est pas à dire que pour Saint-Simon l’histoire n’ait point un sens élevé et profond; il aime à en signaler la portée religieuse. « A qui considère, écrit-il, les événemens que racontent les histoires dans leur origine réelle et première, dans leurs degrés, dans leurs progrès, il n’y a peut-être aucun livre de piété (après les divins et après le grand livre toujours ouvert du spectacle de la nature) qui élève tant à Dieu, qui en nourrisse plus l’admiration continuelle, et qui montre avec plus d’évidence notre néant et nos ténèbres. » L’histoire, pour Saint-Simon, n’est point un champ de bataille poudreux où tout soit livré aux décisions de la force et du hasard, où l’homme, abandonné à lui-même, se débatte dans la nuit contre les lois stupides de la fatalité. Non : Dieu plane au-dessus du combat; sa providence, toujours présente, toujours active, se révèle jusque dans les châtimens, et du haut de sa foi, l’écrivain, tout ému des catastrophes qu’il raconte, adresse aux puissans de la terre des avertissemens qui rappellent les accens de la chaire chrétienne.

Mais ce qui fait dans Saint-Simon la vraie grandeur de l’historien, ce qui donne à son œuvre un caractère si élevé, c’est l’inspiration morale qui en a empreint toutes les pages. Oui sans doute, il a des