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à la station, près de Venhendal, nous demandâmes la voiture qui conduisait au village : on nous montra une barque. Les chemins en effet étaient encore sous l’eau. Ce fut un triste et pénible voyage. Nous allions, à vrai dire, reconnaître un village perdu. La vue seule des lieux pouvait donner une idée des pertes que les habitans avaient essuyées. À chaque instant, le long d’une mare profonde qui avait été jadis une chaussée, nous rencontrions des toitures dont les tuiles avaient, pour ainsi dire, été effeuillées, des pans de muraille renversés, déchirés, des portes enfoncées, des vitres brisées, des greniers rompus qui pendaient tristement sur des pilotis mis à nu, en un mot des squelettes de maisons. Ailleurs, ce n’étaient plus que des lambeaux de maçonnerie, des amas de décombres et de briques, un fouillis sans nom. Plus nous avancions dans l’intérieur du village, et plus notre émotion redoublait à la vue de ces habitations sans habitans, de cette petite église qui avait servi d’arche au milieu du déluge, de ces rues qui étaient une rivière. Notre barque s’arrêta. Nous entrâmes dans quelques maisons : les moins maltraités d’entre ces pauvres gens étaient occupés à réparer ce qui pouvait encore être sauvé de leurs meubles et de leurs instrumens de travail. Une ligne onduleuse marquait sur les murs intérieurs la hauteur à laquelle les eaux s’étaient élevées. Nous avions partout devant les yeux la désolation, la destruction, la misère.

La barque que nous avions frétée se remit en route et se dirigea vers la campagne avoisinante. Ce n’était qu’une mer, au-dessus de laquelle s’élevaient des têtes d’arbres. Une bande de canards folâtres nageait avec des cris autour de la barque et insultait par sa joie à la mélancolie du paysage. Si loin que s’étendit le regard, on voyait l’eau, toujours l’eau. Un rayon de soleil était répandu comme un sourire de réconciliation ou d’ironie sur cette vallée, creusée naguère par la bêche et la charrue, labourée maintenant par la rame. Si nous avions pu oublier l’homme, nous nous serions volontiers complu dans la contemplation de ce lac, sous lequel les semailles et les espérances de l’année étaient ensevelies. La nature se montre belle jusque dans ses ravages. Nous eûmes la curiosité d’aller jusqu’à l’endroit où la digue du Rhin s’était rompue. La blessure à travers laquelle le fleuve avait perdu ses eaux était fermée par des travaux provisoires. La vue de cette cicatrice durcie au flanc du géant était bien faite pour inspirer une grande idée des ouvrages de l’homme et des forces tumultueuses de la nature. Quant au Rhin, il était rentré dans son lit, tranquille et sommeillant comme un lion dans son antre après un mauvais coup.

Si l’homme se montre supérieur à la puissance aveugle des élémens, c’est surtout par le courage moral, par l’oubli de soi-même et