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suprêmes épreuves, qu’apparaît le vice profond de ce pouvoir exclusif et jaloux qui, ayant tout absorbé, prétendait suppléer tout. Prodigieux, excès de l’orgueil humain ! Un homme en est venu, dans l’ivresse d’une longue prospérité, à concevoir pour lui-même une sorte de respect idolâtre, et tenant sa propre pensée et sa propre volonté pour une émanation de la sagesse et de la volonté divines, à croire que ses décisions sont infaillibles, que son choix donne le génie « avec la patente, » et que la victoire obéira à ses ordres comme elle obéissait à la voix de Turenne et de Condé !

Sous la pression du pouvoir, le niveau des caractères s’est abaissé. La cour a changé d’aspect : une domination mystérieuse a tout revêtu de froideur et de sécheresse. Qu’il y a loin de cette cour gravement cérémonieuse à la cour jeune, enthousiaste, que La Vallière ornait de ses grâces touchantes, dont Louis avait fait le centre de tous les nobles plaisirs, le foyer de toutes les lumières, le théâtre de toutes les gloires, qui inspirait le génie sans lui disputer la liberté, qui pleurait à Bérénice et applaudissait Tartuffe ! Un rigorisme étroit et chagrin, une intolérance froide, mais implacable, glacent les paroles et oppriment les consciences. L’adulation, qui a grandi avec la crainte, s’est doublée de l’hypocrisie religieuse. Que de vices formant d’étranges contrastes ! que d’égoïsme associé à la souveraine grandeur ! quelles hautaines ambitions pour d’infimes objets ! quelle bassesse dans la vanité, quelle corruption sous l’austérité feinte ! Et comment le front du moraliste attristé de tels spectacles ne porterait-il pas le reflet de ses pensées ? comment sa lèvre ne garderait-elle pas le pli de l’amertume et du dédain ?

Au milieu de cette cour, où il est comme l’image vivante et importune du blâme, Saint-Simon voit naturellement s’augmenter chaque jour son isolement. Il n’a de relations qu’avec deux des princes de la famille royale, et ces deux princes eux-mêmes sont peu en faveur à Versailles.

L’un est le duc d’Orléans, avec qui il est lié depuis l’enfance. Saint-Simon s’était éloigné de lui d’abord par dégoût de ses débauches ; mais plus tard, quand il a vu la disgrâce l’atteindre, il s’est souvenu, pour le défendre, de sa vieille affection.

L’autre est le noble élève de Fénelon et du duc de Beauvilliers, ce jeune prince en qui l’éducation et la religion ont accompli ce prodige de dompter un naturel indomptable, et dont les sérieuses qualités promettent un sage roi à la Fiance. Grâce aux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, Saint-Simon s’était trouvé introduit dans ce cénacle mystérieux où, sous l’inspiration de l’auteur du Télémaque, s’élaboraient, pour le règne futur du royal héritier, de vastes plans de gouvernement et de régénération sociale. Produit assez illogique