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disparaître pour faire place à ces amis des mauvais jours qui attendaient le prix de leur dévouement et de leurs souffrances ? Les mémoires abondent sur ce problème en explications anecdotiques. Selon le comte de La Châtre, l’un de ces nombreux serviteurs cruellement déçus dans leur attente, Mazarin, pour se rendre la reine favorable, aurait d’abord employé Beringhen, premier valet de chambre d’Anne d’Autriche, et celui-ci, profitant de l’accès qu’il avait à toute heure auprès de la princesse, lui aurait représenté que « le cardinal ayant seul le secret des grandes affaires, il y aurait avantage à le conserver à son poste pour les commencemens. » Le ministre aurait aussi recouru à « M. Vincent, lequel attaqua la reine par la conscience et lui prêchant le pardon des ennemis ; » mais il aurait employé surtout un catholique anglais fort mêlé aux intrigues de ce temps-là, Montaigu, « dévot de profession, mêlant Dieu et le monde, lequel ajouta aux raisons de dévotion une considération qui gagna absolument la reine, qui fut de lui représenter que le cardinal avait entre les mains plus que personne les moyens de faire la paix, et qu’étant né sujet du roi d’Espagne son frère, il la ferait avantageuse à sa maison. »

Ce sont là des commérages renforcés d’une calomnie : celle-ci d’ailleurs est en pleine contradiction avec l’antipathie fort connue dès cette époque que portait le cabinet de l’Escurial au négociateur du traité de Cherasque, et elle allait être démentie avec éclat par toute la politique de la régence. Ces bruits, recueillis par l’avide curiosité des contemporains, et qui deviennent trop souvent les élémens de l’histoire, n’expliquent aucunement la révolution si soudaine et si complète opérée dans toutes les idées et toutes les liaisons d’une princesse à l’instant où elle reçut mission de sauvegarder le trône de son fils. Ce ne fut pas en effet le cardinal Mazarin seul que la reine investit de sa confiance : elle maintint dans son conseil et dans leurs charges la plupart de ceux que le ministère précédent y avait appelés. Au lieu du changement à peu près universel dans les personnes et dans les choses que l’attitude antérieure d’Anne d’Autriche laissait assurément pressentir, on vit, à l’indignation de plusieurs et à l’étonnement de tous, les dévoués sacrifiés aux habiles. Comme Henri IV, Anne pratiqua l’ingratitude, et, chose plus difficile chez les femmes, plus invraisemblable surtout chez une personne indolente et tendre, elle transforma tout à coup ses amitiés avec ses intérêts et ses penchans avec ses devoirs. On l’avait vue, durant sa triste jeunesse, reporter ses regrets et son amour vers les lieux où s’était écoulée son enfance, et l’on avait pu avec quelque justice lui imputer d’avoir le cœur espagnol ; mais, à partir du jour où fut remis à ses mains le dépôt de la royauté française, le cœur de la mère de