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opinion politique arrêtée sur l’avenir de l’Irlande, — voilà tout le livre de M. Mitchel. L’auteur ne raisonne pas, ne discute pas. Il hait, il met toutes ses facultés au service de sa haine, et toute l’Irlande, hélas ! est ainsi : elle ne sait ce qu’elle ferait d’elle-même, si elle était libre ; mais en revanche elle hait, et sa haine lui tient lieu de tout. Tandis que nous, peuples libres et civilisés, nous avons inventé une foule de sentimens inconnus à l’homme primitif et qui déterminent nos actions, tandis que nous agissons par prudence, par intérêt, par prévoyance, par politique, les Celtes n’ont jamais agi que par amour ou par haine. Ces deux sentimens, si forts chez l’homme primitif, si affaiblis chez l’homme civilisé, peuvent nous donner l’explication de toute leur histoire. Aimer est le fond de leur nature, mais chez eux la haine est presque aussi ancienne que l’amour, car elle date du jour inconnu où leur première rêverie fut troublée, où leur première illusion fut dissipée, où la réalité brutale s’imposa fatalement à eux. Pourquoi donc Dieu conserve-t-il avec tant de soin sur cette terre les débris d’une race qui n’était pas faite pour y vivre, et qui est une perpétuelle protestation contre la terre ?

C’est là le secret de la Providence, Abel était le préféré de Dieu, et cependant il fut victime de son frère Caïn, et qui sait si le doux Ascenez[1], martyrisé de siècle en siècle, n’est pas vu d’un œil meilleur que ses deux autres frères ? car Ascenez est pieux naïvement et avec désintéressement, et lorsqu’il prie Dieu, il ne le remercie pas, comme son frère Thogorma, de lui avoir donné les forges de Sheffield et le port de Liverpool, les savanes de l’Amérique et le saint empire germanique ; il ne dit pas comme son autre frère, le souple et rusé Riphat : « Mon Dieu, donne-moi l’empire de la terre, afin que je glorifie ton nom ! » Non, il ne met aucune condition à sa piété, et c’est pour cela qu’Ascenez, le sauvage Ascenez, restera ici-bas jusqu’à la fin des siècles, afin que sur la terre il y ait encore un sentiment de religion désintéressé, et qu’il y ait jusqu’à la consommation des temps une protestation de l’esprit d’Abel, le pieux pasteur, contre l’esprit de Caïn, dont descendent tous les empires de la terre. Pour parler moins symboliquement, la race celtique semble persister à vivre afin de montrer qu’il y a quelque chose de préférable à l’assouvissement de la faim et de la soif, à la richesse, à la puissance, au travail même, et qu’un moine mystique, déguenillé, nu-pieds, souillé de poussière et de boue, mais pénétré des principes de l’Évangile, peut, dans l’échelle des âmes, être supérieur aux hommes de la richesse et de la force, même au tsar Nicolas, le représentant du pouvoir, même à Benjamin Franklin, le citoyen utile et vertueux.


EMILE MONTEGUT.

  1. Ascenez, Riphal et Thogorma, pères des trois grandes races européennes.