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d’un crêpe noir. Sa femme aussi était mise comme pour une promenade dans un parc anglais ; seulement elle portait par-dessus son chapeau une espèce de capuchon fort compliqué, composé de carton, de toile et d’os de baleine, et destiné à la garantir des rayons du soleil. L’ombrelle conservait pourtant son privilège, et flottait au-dessus du capuchon. Ce couple si peu oriental dans ses habitudes et dans son apparence était en mission. Ne parlant d’autre langue que l’anglais, muni d’un certain nombre de bibles, d’une grammaire et d’un dictionnaire arabes, il parcourait les villes et les villages, les monts et les plaines, le désert et les lieux habités, convertissant au protestantisme ou essayant d’y convertir pêle-mêle Turcs et Arabes, musulmans, idolâtres, juifs et catholiques.

La Syrie est envahie, parcourue en tous sens par les missionnaires anglais et américains, dont la candeur et la bonne foi sont incontestablement plus remarquables que le tact et l’intelligence. La conversion est devenue pour les Orientaux une sorte d’état fort lucratif, et le converti qui a joué ce rôle deux ou trois fois devient un homme très solvable ; il possède des fonds, se met dans le commerce et fait fortune. Voici comment la chose se pratique dans presque toutes les sectes et les religions de ce pays, mais principalement chez les juifs, qui sont d’ailleurs, et j’en ignore le motif, les favoris des protestans. L’un d’eux assiste ou n’assiste pas à quelques conférences tenues par les missionnaires, à l’effet de répondre aux objections que les infidèles pourraient élever contre les doctrines de Luther ou de Calvin. Je n’ai jamais assisté à aucune de ces conférences, mais j’avoue que je m’y serais rendue avec le plus grand empressement, si j’avais pu le faire incognito, pour entendre ces curieux débats entre des hommes élevés et nourris dans toutes les subtilités de la scolastique religieuse et les enfans dégénérés d’Israël ou de Juda, pour lesquels intelligence et moralité sont des mots dénués de sens. Quoi qu’il en soit des bizarreries présumables de ces conférences, le juif qui embrasse le protestantisme reçoit une gratification ou une pension qui n’est pourtant que passagère, c’est-à-dire qu’elle lui est payée jusqu’à ce qu’on lui obtienne un honnête emploi. La pension lui est alors retirée, et l’ardeur de sa foi s’éteint. Il part ; il passe dans une province peu fréquentée par les Européens et surtout par les missionnaires, il rentre dans sa communion, si toutefois il ne trouve pas plus avantageux d’embrasser l’islamisme : cela dépend de circonstances tout à fait étrangères à la foi. Ses nouveaux coreligionnaires, particulièrement s’ils ont été bien choisis, rivalisent de générosité, si ce n’est de candeur, avec les missionnaires protestans : ils n’accordent pas de pension à la brebis retrouvée, parce que les pensions sont un procédé occidental, on ne lui fournit pas de travail à exécuter, parce que ce