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reprennent leur ascendant, réparent les maisons incendiées, effacent les traces des dégâts, promulguent quelques lois un peu plus sévères encore et décrètent quelques transportations. Il en est de ces tempêtes politiques de l’Irlande comme des orages de la nature : l’orage cesse, et le soir même les collines de la verte Erin sont plus vertes que jamais, et les oiseaux britanniques chantent leurs complaintes d’amour et d’attachement à l’Irlande, entremêlées de sifflemens satiriques contre le papisme et les papistes. Ce n’est certainement pas ainsi que l’Irlande pouvait et pourra résister à cette nation qui n’a jamais commis de crimes inutiles, qui ne s’est jamais déterminée à un meurtre par colère et qui n’a jamais reculé par pitié : ses explosions de fureur ne peuvent rien contre cette énergie patiente, sans illusions, sans faiblesse, qui ne se dément en aucune circonstance ; mais en revanche l’Irlande, lorsqu’elle a été coupable, l’a été par exaspération, jamais de sang-froid ou par calcul. Sa population est incapable de produire un Pitt ou un Warren Hastings ; c’est bien là sa faiblesse, que ce soit aussi son excuse !

Ainsi, pour nous résumer, la malheureuse condition de l’Irlande et l’indifférence relative de l’Europe à son égard ne s’expliquent que trop. Placée en face de l’Angleterre, elle est éclipsée par sa rivale ; c’est l’Angleterre qui est la puissance libérale, et c’est l’Irlande, la province opprimée, qui représente les idées rétrogrades. Isolée au milieu de notre civilisation, elle ne désire rien de ce que désirent les autres peuples, et nulle part elle ne retrouve son image. L’humanité ne se rappelle aucun service rendu par l’Irlande, et réserve en conséquence toutes ses sympathies pour son ennemie. Mise en présence de la race anglo-saxonne, la race celtique, avec ses mœurs douces, son esprit imaginatif, invinciblement portée à vivre toujours en dehors du présent, remplie d’instincts féminins, ne pouvait résister. Ses malheurs étaient inévitables. Cependant les esprits sympathiques à tout ce qui est humain ne doivent pas fermer les yeux sur les qualités de cette race parce que ces qualités ne sont pas de celles que nous estimons aujourd’hui, parce qu’elles ne se pèsent ni ne se mesurent. Amour du sol natal, passion sincère et tendre pour les vieilles habitudes, respect ardent pour les choses passées, faculté de souffrir des misères sans nom, n’est-ce rien que tout cela ? Allons donc, grands économistes, auteurs de savans traités sur la distribution des richesses, entrepreneurs de chemins de fer, vous qui avez la gloire de compter parmi vous le grand Hudson, roi des chemins de fer anglais, et le grand Barnum, roi du puff américain, représentans opulens de tout ce qu’il y a de commun et de vulgaire ! découvrez-vous une fois en passant devant ces mendians allâmes et en haillons, car ces mendians représentent un idéal qui ne s’est jamais réalisé sur la terre,