Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui était pas moins étranger que les autres idiomes orientaux ou occidentaux, et je regrettai, mais trop tard, d’avoir grossi ma suite de cet importun. À ses yeux, le titre d’interprète et celui de premier ministre étaient identiques ; aussi ne négligeait-il aucune occasion de détacher en avant de nous le gros de la caravane, pour se donner la satisfaction de parader auprès de moi, le fusil sur l’épaule, monté sur le plus grand de mes chevaux et affublé d’une immense écharpe rouge garnie de poignards et de pistolets. Si ce singulier drogman n’avait été qu’inutile, j’aurais fait bon marché de l’ennui de sa présence ; malheureusement, aussi ignorant en géographie qu’en linguistique, il avait la prétention de posséder dans ses moindres détails la carte des pays que nous parcourions. Le jour de notre marche vers Badoun, nous reconnûmes à nos dépens combien cette prétention était peu fondée.

Dirigés par le personnage que je viens de décrire, nous suivîmes d’abord la côte jusqu’au promontoire qui coupe la route de Badoun. A partir de ce promontoire, la route fait un détour vers la gauche, traverse quelques ravins, puis revient aboutir au rivage à peu de distance de Badoun. Notre drogman, arrivé au promontoire, nous dirigea vers les montagnes ; mais, au lieu de suivre la route tracée, il s’engagea et nous engagea avec lui dans le lit d’un torrent qui non-seulement nous éloignait de notre direction, mais opposait à nos chevaux des obstacles multipliés. Au sortir de ce torrent, nous nous trouvâmes sur la pente d’une haute montagne et en face d’un entassement de rochers qui bordaient de toutes parts notre horizon. Ce paysage désolé, éclairé par la lune, nous avertissait clairement de l’erreur de notre guide, dont cette fois la confiance parut ébranlée. Allions-nous passer la nuit à la belle étoile ? Fallait-il pousser en avant, reculer ou s’arrêter ?… Nous agitions tristement ces diverses questions lorsqu’un de nous crut reconnaître un sentier. Le sentier devait aboutir à un village. Il n’y avait pas à hésiter. Ce n’était plus Badoun, c’était un gîte que nous avions hâte de gagner. Nous primes donc la direction indiquée par quelques traces, qui heureusement ne nous trompèrent pas, car elles nous conduisirent sur la plate-forme d’une montagne d’où nous découvrîmes assez près de nous un village. Atteindre les premières maisons ne fut pas une grande affaire ; mais il restait à y pénétrer, et les rues silencieuses où nous errions ressemblaient aux avenues funèbres d’une nécropole. Les maisons n’avaient à l’extérieur ni portes ni fenêtres. Il était évident que les habitans pacifiques de ce pauvre village avaient adopté tout un système de précautions nocturnes contre les tribus errantes, dont ils avaient eu plus d’une fois sans doute à subir les incursions. Deux ou trois de nos gens s’étaient dirigés cependant vers une cabane qui