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flammes, attend sans souper depuis des siècles l’arrivée du prince Charmant, qui doit l’élever à la dignité de reine ; mais, hélas ! le temps des princes féeriques est passé. — En second lieu, le caractère particulier de cette nation échappe au jugement des foules démocratiques et des multitudes vulgaires ; il ne peut intéresser que des individus d’une élévation morale suffisante pour comprendre encore certaines délicatesses qui s’en vont de jour en jour. Allez donc soumettre au jugement des masses les institutions monastiques, les livres mystiques, le dégagement des choses de la terre ! Eh bien ! le caractère celtique échappe, comme la vie monastique, comme la passion de l’idéal, comme la délicatesse des sentimens, au jugement du plus grand nombre. C’est là l’éternel honneur de la race celtique en même temps que sa ruine ; c’est là ce qui la rend à la fois inférieure et supérieure au reste de l’humanité. On peut dire de cette race qu’elle est ici-bas dans une fausse situation. Placée entre le souvenir et l’espérance, elle ne retrouvera jamais ce qu’elle regrette, elle ne conquerra jamais ce qu’elle ambitionne.

Si l’oppresseur de l’Irlande était l’Autriche ou la Russie, il n’y aurait pas assez d’invectives, assez de colère pour dénoncer l’injustice et la cruauté du tyran. Malheureusement l’oppresseur de l’Irlande, c’est l’Angleterre, l’Angleterre protestante, constitutionnelle, libérale, industrielle et marchande, le type le plus accompli des nations modernes, le modèle de la civilisation du XIXe siècle. Comment les hommes de notre temps prendraient-ils parti pour l’Irlande ? A-t-elle inventé les machines à tisser, les chemins de fer, les bateaux à vapeur ? De quelle invention, de quel service l’Europe lui est-elle redevable ? Ainsi raisonnent les marchands, les industriels, les économistes, race cosmopolite aujourd’hui très nombreuse, et qui sanctionnerait les injustices les plus notoires pour quelques aunes de coton et quelques quintaux de houille. — l’Irlande peut-elle nous donner, disent de leur côté les politiques, un gouvernement plus intelligent, mieux pondéré que le gouvernement anglais ? A-t-elle un autre idéal de gouvernement que le clan celtique, le pouvoir d’une aristocratie à demi sauvage tempéré par le pouvoir religieux du prêtre, deux puissances auxquelles toutes les nations ont renoncé, et qui ne peuvent plus régir une société compliquée comme la nôtre ? — Ainsi raisonne la partie influente, opulente, éclairée, oisive, de la société européenne à l’égard de l’Irlande. Abandonnés de ces classes toutes puissantes, les Irlandais peuvent-ils compter au moins sur les sympathies des révolutionnaires ? Non. L’Irlandais le plus anarchiste, le plus fougueux partisan de la force physique est moins avancé en fait d’idées libérales que le monarchiste le plus entêté du continent. M. Mitchel, le plus violent à coup sûr de tous ces membres de la