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Si l’impression produite par l’Hortensias fut vive et profonde, elle ne pouvait être décisive. Comment ce livre eût-il servi de guide à Augustin ? Nous savons par lui-même (car l’Hortensius est perdu) que Cicéron y déroulait à son ordinaire tous les systèmes des philosophes, mais sans en adopter aucun. L’effet qu’il produisit était donc le seul qu’il pût produire : il donna à Augustin le sentiment et le goût des hauts problèmes ; mais le jeune et ardent rhéteur était encore si loin d’une philosophie épurée que le premier usage qu’il fit de sa réflexion naissante, ce fut de se laisser séduire aux doctrines des manichéens.

Parmi les problèmes qui assiègent l’esprit de l’homme, il en est un qui avait attiré de préférence l’attention d’Augustin, ou, pour mieux dire, ce problème, suscité par les agitations de sa vie, tourmentait à la fois sa raison et son cœur : c’est le problème de l’origine du mal.

Augustin croyait voir partout le désordre au sein de l’univers, parce qu’il le sentait au dedans de lui-même, dans le combat furieux des passions, dans cette soif des voluptés, toujours insatiable et toujours trompée. Il ne pouvait comprendre que le mal vint de Dieu, et il ne voyait pas que le seul mal effectif est l’ouvrage de l’homme.

Deux choses lui manquaient pour donner un sens au tableau de l’univers et au drame de la vie : c’était la pensée de la Providence et la conscience de la responsabilité humaine. En un mot, Augustin n’avait pas le sentiment des choses morales, spirituelles, invisibles. Le manichéisme se présenta à lui avec son hypothèse spécieuse de deux principes, l’un qui explique le bien, l’autre qui semble expliquer le mal. Les zélateurs de cette antique tradition de la mythologie persane l’avaient rajeunie en l’associant à une sorte de christianisme, et ils affectaient même une excessive sévérité de mœurs. C’étaient des hommes séduisans et qui savaient les secrets du beau langage. Fauste surtout, un de leurs docteurs les plus vantés, avait une aisance et un charme de parole extraordinaires[1] ; il citait les plus beaux endroits de Cicéron et de Sénèque, et, couvrant une science douteuse de la brillante parure de l’éloquence, il semblait ôter aux problèmes leurs épines et leurs obscurités à force d’aisance, de grâce, de douceur et d’insinuation. Homme de bonne foi d’ailleurs, et pris lui-même tout le premier au piège de sa propre légèreté, Augustin se laissa séduire à cette aimable faconde, suaviloquentia, et pendant neuf ans il traîna partout sa chaîne, de Carthage à Rome et de Rome à Milan, sans pouvoir la rompre, bien qu’il en sentit douloureusement le poids. Il aimait à confier ses doutes et ses perplexités aux amis qui l’environnaient, à ce cher Nébride en particulier, si aimant et si dévoué, qui avait tout quitté, patrie, famille, fortune, pour la douceur de vivre avec Augustin. Les deux amis tournaient et retournaient en tout sens l’idée manichéenne des deux principes, et voici l’objection qui leur paraissait décisive : Il y a, disaient-ils aux manichéens, il y a un bon principe. Or, admettre que ce principe soit sujet à se corrompre, à devenir mauvais, c’est une contradiction palpable. Mais alors, si le bon principe est incorruptible, pourquoi entre-t-il en lutte avec le principe du mal ? pourquoi souffre-t-il que le mal

  1. Confessions, livre VI, ch. 5.