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Dieu en esprit et en vérité. Cette polémique, tour à tour pleine d’insinuation et de véhémence, subtile, passionnée, mais toujours loyale, bien loin d’ôter au livre son unité, la fait ressortir davantage, et cette unité, c’est l’alliance nécessaire de la philosophie spiritualiste et du christianisme.

Cherchons donc comment s’est formée par degrés dans l’esprit de saint Augustin cette grande pensée qui domine toute sa vie, et qui, ébauchée dans plusieurs de ses ouvrages, se développe enfin sur une grande échelle dans le plus considérable de tous.


II

Personne n’ignore que saint Augustin, avant d’embrasser le christianisme, avait été manichéen, et on sait aussi que la lecture des philosophes platoniciens contribua fortement à l’arracher aux illusions et aux erreurs de sa jeunesse pour le placer dans une voie meilleure ; mais à quel moment précis et dans quelle mesure s’exerça cette influence du platonisme sur le cours de ses pensées et sur le grand événement de sa vie, je veux dire sa conversion définitive à la religion chrétienne ? Puis, quels furent, parmi les monumens très nombreux et très divers des deux platonismes, l’ancien et le nouveau, ceux que saint Augustin eut sous les yeux, et, en général, jusqu’où s’étendit, à l’origine et plus tard, sa connaissance des livres platoniciens ? Voilà des questions que nous voudrions résoudre, en donnant à nos recherches, s’il était possible, un caractère particulier d’exactitude et de précision.

Augustin avait dix-neuf ans quand, pour la première fois, la philosophie toucha son cœur. Il était à Carthage, dévoré de passions, donnant une moitié de sa vie à l’ardeur des sens, et l’autre à l’étude des lettres dont le goût s’unissait en lui à un violent amour de la gloire. Il ne voyait alors dans l’éloquence qu’un moyen de paraître, l’art de séduire l’imagination et de charmer l’oreille par un brillant étalage de mots harmonieux. Un livre de philosophie tomba sous sa main : c’était l’Hortensius de Cicéron. Il le lut, et sentit une révolution s’opérer en lui : « Ce livre, nous dit-il[1], qui est une exhortation à la philosophie, me changea le cœur ; il m’inspira d’autres vœux et d’autres désirs, et fit que je commençai de vous adresser, ô mon Dieu ! des prières toutes nouvelles. Je me trouvai tout d’un coup plein de mépris pour les vaines espérances du siècle, et embrasé d’un amour incroyable pour la beauté incorruptible de la sagesse. Enfin je commençai à me lever pour retourner à vous (Luc, XV, 18) ; car ce n’était plus à aiguiser ma langue que j’appliquais les libéralités maternelles. Le fond des choses l’avait emporté sur la forme ; et j’étais si occupé de ce qu’il faut penser que je ne regardais plus à ce qu’il faut dire… Quelle ardeur ne sentais-je point, ô mon Dieu ! de me dégager de toutes les choses de la terre et de prendre mon vol vers vous ! Voilà ce qui se passait en moi, voilà ce que vous y faisiez à mon insu ; car c’est en vous que réside la véritable sagesse. Et qu’est-ce que cette philosophie où je me sentais porté par l’étude de ce livre, sinon l’amour de la sagesse ? »

  1. Confessions, livre III, ch. 4.