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temps : il était mécontent, et par conséquent maussade ; moi j’étais en colère, ce qui vaut beaucoup mieux. Aussi, marchant droit à lui, pendant qu’il se balançait sur son siège comme pour se lever, je lui dis d’une voix très claire et en parlant très lentement : « Je vous prie de croire, monsieur, que je ne me serais pas présentée chez vous si votre famille ne m’en avait instamment priée, et dans ce moment même je sortirais de votre maison, s’il m’était possible de trouver un autre logement. Je n’accepte donc de vous que ce que vous ne pouvez me refuser, un abri pour cette nuit ; votre vestibule me suffira, et demain matin, dès qu’il fera jour, je continuerai mon voyage. »

le consul d’Autriche n’était pas du tout un méchant homme, et il n’avait pas eu l’intention de me faire une impolitesse ; il était simplement valétudinaire, nerveux, hypocondre ; ceux qui ont vécu longtemps en Orient ont perdu l’habitude de se contraindre, et ceux qui n’en sont jamais sortis ne l’ont jamais acquise. On était venu lui annoncer qu’une vingtaine de personnes réclamaient son hospitalité à onze heures du soir ; il s’était trouvé dans l’embarras, et cet embarras lui donnant de l’humeur, il l’avait montrée. Quand il s’aperçut qu’il avait vivement blessé ses hôtes, il en fut peiné, et il m’exprima sa peine avec la même vivacité et la même franchise qu’il avait mise à épancher d’abord son mécontentement. Mon courroux se dissipa aussitôt comme par enchantement. Mon attention venait d’ailleurs de se porter sur un objet infiniment plus aimable que le consul. Sa femme, la sœur de mes hôtes de Latakié, était assise dans l’ombre lorsque j’entrai. Elle ne parlait et n’entendait que l’arabe ; mais elle devina facilement que nous n’échangions pas, son mari et moi, des expressions fort tendres. Elle se leva tout doucement, s’approcha de moi, me prit la main, et murmura tout bas quelques mots en arabe que je n’entendis pas, mais dont je compris le sens.

La femme du consul d’Autriche à Tripoli est la plus belle femme que j’aie vue en Syrie, et son costume était le plus charmant, le plus coquet de tous ceux que j’avais admirés jusque-là. Elle fit signe au drogman du consulat d’approcher, et le chargea de me dire tout ce que son joli visage m’avait déjà dit. Ma chambre était toute prête, elle-même allait préparer mon souper et voulait me le servir ; ce qui avait mis son mari de mauvaise humeur, c’était la crainte que je ne trouvasse pas chez lui tous les agrémens auxquels j’avais droit de m’attendre. Il était malade, et la moindre agitation le mettait hors de lui ; mais elle l’avait rassuré en lui promettant que je ne manquerais de rien, ou que du moins elle obtiendrait mon pardon pour ce qu’elle ne pourrait me procurer. Pendant qu’elle me parlait ainsi, accompagnant son discours des plus gracieux sourires et d’un regard dans lequel une nuance d’inquiétude se mêlait à la douce gaieté qui