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d’Orient ne sont jamais bien noires. On dirait un crépuscule. Le paysage est quelquefois aussi bien éclairé à minuit qu’il l’était une heure après le coucher du soleil, et pourtant vous n’apercevez pas une étoile, le ciel étant entièrement couvert de nuages. Quoi qu’il en soit, la nuit était venue, une de ces nuits douteuses, pendant lesquelles on est plus exposé à perdre son chemin qu’au milieu des plus épaisses ténèbres. On aperçoit tous les objets qui vous entourent, mais on en aperçoit aussi qui, loin de vous entourer, n’existent seulement pas, et ceux qui existent vous apparaissent parfois sous des formes tout à fait nouvelles et presque méconnaissables. Nous avions aperçu Tortose pendant qu’il faisait jour ; nous crûmes reconnaître encore cette ville après que la nuit était close. Elle était là, devant nous, à une fort petite distance. Voilà, disions-nous, ses anciens murs fortifiés, voilà sa vieille tour ; la ville occupe une étendue de terrain fort considérable ; ce doit être une ville de quelque importance. Tout en devisant ainsi, nous marchions toujours vers notre ville. Un détour du chemin nous la déroba un instant ; mais nous allions tourner la pointe qui nous la cachait, et nous ne pouvions plus en être qu’à quelques pas. Nous tournons la pointe, et nous ne voyons rien. Le fantôme de ville s’était évanoui dans les airs, et nous marchâmes encore pendant plus de deux heures avant d’atteindre les murs qu’un moment nous avions cru toucher.

Je n’ai rien vu de Tortose que les rues par lesquelles il me fallut passer pour arriver à mon logement ; mais ce que j’en ai vu ressemble à une vieille petite ville d’Europe. Les maisons, bâties en pierres, donnent sur la rue, tandis que partout ailleurs les rues ne sont formées que par des murs de clôture, et que les maisons, placées au-delà de ces murs, sont entièrement cachées aux regards des passans. La chambre où je passai la nuit était voûtée, comme le sont toutes les maisons de Jérusalem, et généralement des villes de Syrie où les croisés ont fait de longs séjours. En traversant la ville le lendemain de mon arrivée, je remarquai plusieurs édifices de construction européenne qui me rappelèrent certains hôtels-de-ville de Normandie. L’aspect en est sombre, il doit être triste par lui-même ; mais y a-t-il rien de triste pour l’exilé dans ce qui lui rappelle la patrie absente ?

De Tortose à Tripoli, il y a aussi loin que de Gublettah à Tortose. La première journée nous avait mal disposés pour la seconde ; plusieurs de nos chevaux étaient encore plus mal disposés que nous, et, pour compléter la série de nos infortunes, pas un abri ne s’offrait à nous sur la route. Vers le milieu de la journée cependant, nous aperçûmes sur le sommet d’un coteau un village arabe : c’était le premier de ce genre que je voyais ; il ne consistait que dans une douzaine de tentes