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possèdent que tourmentées par le désir de réaliser des biens nouveaux. Voilà pourquoi elles laissèrent passer de si longues années depuis l’avènement des chemins de fer, avant d’avoir acquis le sentiment des transformations qui allaient en résulter. Dès le principe, au contraire, les États-Unis se livrèrent à des applications larges et rapides, avec la pensée de triompher de la distance et du temps, et de placer sous leur main toutes les parties de leur empire.

Soyons juste. Les Anglais subissaient des entraves dont les Américains étaient affranchis. Ils étaient gênés par les antiques conditions de leur organisation sociale. Si grande que soit la puissance de l’Angleterre, toutes celles de ses Institutions qui ont été mises dans ces derniers temps à quelque épreuve un peu sérieuse ont laissé voir de nombreux côtés faibles. L’histoire des chemins de fer notamment a mis à nu des vices singuliers. Si dans cette société tant de germes funestes se cachent sous des faces brillantes, cela vient peut-être de ce que les réformes accomplies grâce à l’influence du génie des temps modernes y ont presque toujours eu les caractères d’un expédient. Quand l’édifice parait se dégrader en quelque endroit, on se borne à le recouvrir d’une sorte de badigeonnage, sans chercher à lui donner un nouveau soubassement. Tout au rebours de la France, qui avait eu la folle prétention de rayer le passé du livre de l’histoire et de rompre avec toutes les traditions, l’Angleterre a eu parfois trop de confiance dans les étais qu’elle empruntait à des institutions vieillies. Parmi les pays du monde possédant des chemins de, fer, il n’y en a point où l’aristocratie territoriale aurait pu aussi facilement et aussi impunément abuser de sa situation politique. Que les traces imprimées par de tels excès aient pour effet d’affaiblir le prestige même du privilège, c’est évident. On doit encore voir une menace contre la sociabilité britannique dans le déplacement des fortunes opéré par les spéculations sur les chemins de fer, dans l’avènement à la vie publique des hommes enrichis par ces négociations, et jusque dans le niveau que l’agiotage a promené sur toutes les têtes. À coup sûr, la révolution que notre époque voit s’accomplir dans les moyens de transport, quoique plus avancée en Angleterre qu’en aucun autre état de l’Europe, n’y a pas dit son dernier mot, ni produit le dernier de ses effets. Les développemens réalisés sur notre continent, où les procédés diffèrent parfois si notablement de ceux des Anglais, achèveront de mettre en relief les tendances inhérentes à ces opérations si grosses de conséquences encore inconnues.


ARMAND AUDIGANNE.