Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/818

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

votes factices. De leur côté, les souscripteurs se laissaient aller aux plus compromettantes démarches. Ils assiégeaient les bureaux des compagnies et les cabinets des courtiers. Il n’y avait plus de considérations capables de les retenir. Des pères de famille, après avoir souscrit eux-mêmes, faisaient souscrire leurs enfans en bas âge. Les uns engageaient leur patrimoine tout entier, les autres jetaient dans le gouffre du hasard les dépôts les plus sacrés. Les chemins de fer ressemblaient à une vaste loterie dont tout le monde voulait avoir des billets. On vit de ces prête-noms qu’on appelle des hommes de paille prendre des actions pour 2, pour 3, pour 5 millions de francs. Les femmes elles-mêmes s’étaient mises de la partie, et on aurait eu de la peine à trouver une seule famille qui ne fût de près ou de loin intéressée dans ces fiévreuses opérations. Il nous faudrait remonter au temps de la banque de Law pour retrouver chez nous des entraînemens comparables à ceux qui mettaient ainsi hors de lui-même un peuple d’ordinaire très positif, mais que passionnait alors et que passionne toujours aisément le désir du gain. L’engouement mit assez de durée pour permettre aux spéculateurs de profession d’écouler leurs titres, au moins en bonne partie. Quand arriva la décadence de ces valeurs, la perte atteignit principalement, comme toujours, la foule des petits capitalistes. On était alors au mois d’octobre. Après les nombreux appels de fonds qui avaient eu lieu, la banque d’Angleterre crut prudent d’élever le taux de ses escomptes. Ce fut là un véritable coup de théâtre qui changea toutes les perspectives. Les coffres se fermèrent encore plus vite qu’en 1836. L’inquiétude bouleversa toutes les imaginations. Les négociations en matière de chemins de fer furent à peu près entièrement suspendues. Nombre de souscripteurs devinrent introuvables. Il serait impossible de calculer l’étendue des pertes qui résultèrent de cette panique soudaine et trop bien motivée. Les différentes classes de la société en ressentirent les atteintes ; mais ce furent les hommes jouissant de fortunes moyennes qui furent le plus durement frappés. Beaucoup de familles ayant auparavant une aisance assez large virent changer tristement les conditions de leur existence. Ainsi l’année 1845, ouverte au milieu de tant d’espérances exagérées, était marquée vers sa fin par l’ébranlement d’une multitude de fortunes particulières.

Au point de vue de la destinée même des chemins de fer, l’effet de la crise devait être bien plus funeste qu’en 1836. La première fois, tout en dépassant les bornes dans lesquelles on aurait dû se tenir, on avait entrepris des créations utiles en elles-mêmes ; mais en 1845, alors que le réseau était déjà passablement étendu, la spéculation fut réduite à déborder jusque sur des œuvres d’un intérêt nul ou très secondaire. En excédant non-seulement les besoins actuels, mais encore ceux qu’il était possible de prévoir, on jeta dans les chemins de fer un désordre dont toutes les traces n’ont pas encore disparu en 1855. Vainement on se montre ensuite d’une extrême réserve en fait de lignes nouvelles, vainement on n’autorise plus que 26 kilomètres en 1849 et 13 kilomètres en 1850 : le mal est fait. Les concurrences inconsidérément créées aux meilleures routes ont amoindri la situation financière des compagnies. Depuis 1845, les dividendes sont généralement tombés d’environ moitié. Les revenus actuels sont insuffisans pour désintéresser le capital.