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II. — LA LÉGENDE DE SULTAN IBRAHIM. — UNE HALTE A TRIPOLI. — BADOUN. — LES MISSIONNAIRES ANGLAIS EN SYRIE.

Nous ne quittâmes Latakié et nos aimables hôtes que le lendemain assez tard dans la journée; mais le mal n’était pas grand, puisque nous n’avions devant nous qu’une étape de quatre heures. Nous devions passer la nuit à Gublettah, petite ville sur le bord de la mer, où, depuis plusieurs jours, le frère du consul anglais était occupé à surveiller le sauvetage d’un bâtiment russe qui avait sombré dans ces parages, et dont on espérait retrouver le cuivre.

J’ignore si Gublettah existe, car je ne l’ai pas vue. Le frère du consul anglais (consul lui-même de Russie) devait nous attendre aux portes de la ville, mais je n’aperçus ni portes, ni ville, ni rien qui méritât ce nom. J’aperçus seulement une mosquée où le consul nous avait préparé un logement. Je fus bien aise d’apprendre, quelques instans plus tard, que lui-même n’avait pas visité ce logement, et qu’il s’était contenté d’en faire sortir les sous-officiers de la garnison de Gublettah, qui l’occupaient. J’en fus bien aise, car j’avais vu à Latakié la jeune femme du consul russe, et il m’eût été pénible de concevoir de celui-ci une opinion défavorable. Or un sauvage seul eût pu considérer le chenil qui me fut offert comme un logement; mais le consul ne méritait aucun reproche, et je le vis même rougir lorsqu’il jeta un regard dans l’intérieur de mon appartement. Qu’était-ce donc que ce logement? Je ne puis le dire, toutefois il est constant que les tanières des plus immondes animaux seraient des gîtes préférables aux chambres des sous-officiers de la garnison de Gublettah. Quoi que l’air de Gublettah soit renommé pour les fièvres qu’il procure, quoique la soirée fût fraîche et que la nuit promît d’être froide, je m’établis sur le toit en terrasse de la mosquée, et, malgré le grand air, il me fut impossible d’oublier un seul instant que j’étais dans le voisinage de l’appartement récemment occupé par les sous-officiers de Gublettah.

Mais après tout quel édifice charmant que la vieille mosquée de Gublettah! Combien la légende attachée à ce monument est touchante! Il y a six cents ans, un sultan, nommé Ibrahim, se dégoûta des grandeurs et résolut de se vouer à la vie contemplative. Une nuit, s’étant procuré un costume de derviche, il sortit seul de son palais et de sa capitale, et il erra longtemps à l’aventure, vivant d’aumônes, jouissant de son indépendance et de sa solitude. Enfin le sort le conduisit sur les bords du ruisseau qui coule encore à quelques pas de la mosquée. Si ce lieu était alors tel qu’il est aujourd’hui, je ne m’étonne pas que le sultan se soit décidé à s’y fixer