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des tableaux des Horaces et de Brutus ; il savait que David était le peintre le plus renommé de l’époque : aussi, malgré les charges terribles qui s’élevaient contre cet homme, ne fut-il frappé que de l’idée de voir le plus habile artiste de France menacé d’une mort prochaine. » Cependant cette vie, un moment si compromise, cessa bientôt d’être en danger. Un emprisonnement de quelques mois, suivi à la vérité d’une détention nouvelle après un court intervalle de liberté, tel fut le châtiment infligé à David, qui, une fois guéri de sa fièvre révolutionnaire, se garda soigneusement et en toute occasion d’en laisser soupçonner un nouvel accès. Mais revenons au tableau des Sabines, dont la première pensée occupa l’ex-membre du comité de sûreté générale pendant qu’il était détenu à la prison du Luxembourg.

David, en combinant les élémens de sa nouvelle composition, voulait prouver par le choix du sujet que désormais il n’imposait plus à l’art une signification politique, et, par l’exécution, qu’il renonçait en partie au système adopté dans ses premiers ouvrages. Les bas-reliefs de la colonne Trajane et en général les sculptures romaines appartenant à l’époque des empereurs lui avaient servi de types pour les Horaces et pour le Brutus. Il se proposait maintenant de choisir ses modèles parmi les monumens d’un art plus pur, et, comme il le disait lui-même, de donner à son tableau un caractère « plus grec. » Or ce caractère de beauté primitive que David rêvait pour ses Sabines, bien des concessions académiques, bien des sacrifices au goût conventionnel et théâtral l’altèrent, soit dans l’ordonnance de l’ensemble, soit dans l’agencement des détails, et il faut avouer que les efforts tentés ici pour se rapprocher du style grec se traduisent surtout par la nudité des personnages. Encore remarquera-t-on que, par un étrange contraste, ces sauvages guerriers, ces héros si formellement, dévêtus, portent des boucliers ou des casques dont les ornemens accusent une civilisation et une industrie déjà singulièrement raffinées. Néanmoins, si, au lieu de s’attacher aux imperfections morales et à l’invraisemblance de la composition, on examine comment chaque morceau est étudié et rendu, il est impossible de ne pas admirer presque partout la rare élégance des contours, la précision souple du modelé et, — qualité toute nouvelle chez David, — une véritable aisance de pinceau. Le coloris même, quoique un peu gris, principalement dans le ciel et les fonds, n’a plus cette pesanteur ou cette aridité qui lassait ailleurs le regard ; le dessin, sans affecter l’asservissement à la nature, est, excepté dans les chevaux, d’une justesse à peu près irréprochable. C’est par la justesse, par une proportion savante entre la beauté idéale des formes et leur exactitude matérielle que le tableau des Sabines commande l’étude et le respect.