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le conduisit dehors, et là, au grand air, il fuma une demi-douzaine de cigarettes avec délices, en songeant au secours inespéré que lui envoyait la Providence. Dona Flora avait chanté plusieurs fois déjà, elle avait enlevé l’auditoire par l’éclat de sa voix et par la souplesse de son talent, lorsque le vieillard rentra dans la loge.

— Maintenant, mesdames, disait la marquise, nous allons entendre l’air tyrolien que Flora a étudié tout exprès pour cette soirée. C’est un thème charmant et qu’elle sait varier à ravir.

L’orchestre ayant préludé à l’air tyrolien par une courte introduction, les hautbois et les clarinettes en attaquèrent, vivement la première phrase.

— Tiens, tiens, dit aussitôt l’aveugle, c’est un air de mes montagnes ; je le sais par coeur…

Et il se mit à fredonner à demi-voix comme le merle qui récite sa leçon en prêtant l’oreille à l’oiseleur qui siffle auprès de sa cage ; mais quand dona Flora, entrée en scène, lança d’une voix gracieuse et veloutée les premières notes de sa prétendue tyrolienne, le vieux Joaquim leva les mains, ouvrit la bouche et poussa un cri qui fut entendu de toute la salle. Puis sa poitrine se gonfla ; il se pencha hors de la loge comme pour mieux écouter, et retomba enfui sur son siège en disant d’une voix étouffée : — Madame la marquise, qui donc chante ici ?

— Une artiste d’un grand talent, dona Flora. On n’entend rien de pareil dans vos montagnes, n’est-ce pas, senhor Joaquim ?

Le vieillard pâlissait ; un tremblement nerveux s’emparait de tous ses membres ; il pleurait et s’agitait comme s’il eût été en proie à une fièvre ardente.

— Mesdames, dit-il encore, je vous en conjure, ne me trompez pas !… Vous dites qu’elle se nomme…

— Dona Flora. Et qu’importe son nom ? Vous nous empêchez de l’entendre…

— Impossible, impossible ! s’écria Joaquim, elle ne se nomme point dona Flora !… Oh ! non, vous ne la connaissez pas ; c’est Miguelita !…

Au bruit que faisait le vieillard, un mouvement d’impatience éclata dans les loges voisines. On commença à dire : « Chut ! silence ! chut !… » Et la marquise cherchait à calmer Joaquim, dont l’exaltation allait croissant.

— Ah ! s’écria l’aveugle en secouant ses cheveux gris, on veut m’imposer silence ! Criez chut ! chut ! tant que vous voudrez ; je vous dis que c’est Miguela, je vous dis que c’est ma fille.

S’élançant comme un fou sur le devant de la loge, il passa la jambe par-dessus la balustrade ; et, le corps penché vers le théâtre, il appela à haute voix : — O Miguela ! ô Miguela !