Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/701

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

porte du vieillard, le postillon frappa avec le manche de son fouet :

— Holà ! He ! dom Joaquim !… Je viens de la part de la marquise. Ma voiture est payée, n’ayez pas peur ; on m’adonne ordre aussi de vous ramener ce soir.

— La marquise est en bonne santé ? demanda le vieillard.

— Eh ! oui, puisqu’elle m’envoie vous prendre ; habillez-vous de votre mieux, et partons.

Vicente aida son père à s’arranger. À défaut de brosse, l’aveugle passa sa manche sur son chapeau neuf ; il chaussa une paire de gros souliers bien larges, bien ferrés, qui demeurait sous son lit, et releva sur le col de son manteau les boucles de ses cheveux gris. S’il avait noué un mouchoir de soie autour de son cou, on l’eut pris pour un petit bourgeois des faubourgs allant à la foire de Campo-Grande. Le caninho fut consigné à la maison, la marquise ayant fait dire qu’on n’avait pas besoin de lui. Quand le vieillard fut tout prêt, il prit la main de Vicente et lui dit à voix basse : — Vicente, mon garçon, qu’en penses-tu, hein ?… Je crois que je vais te rapporter de quoi compléter les cent cruzades…

— Dieu le veuille, mon père, répliqua Vicente ; prenez bien garde en montant dans la sege, le marchepied est bien haut.

Le vieillard s’installa tranquillement au fond de la sege à la manière d’un homme qui s’abandonne au charme d’une destinée meilleure. Dans ce cabriolet ouvert sur le devant, il respirait mieux que dans le carrosse de la marquise. Son fils le regardait partir en se demandant : — Où va-t-il ? que signifie cela ? — et, redoutant les questions que les voisins se préparaient à lui adresser en masse, il rentra seul dans son pauvre logement. Il se mit à rêver, assis dans une vieille chaise à fond de cuir, fumant à petites bouffées une mince cigarette et caressant de la main le caninho qui lui tenait compagnie.

Le postillon avait ordre de conduire l’aveugle au théâtre San-Carlos. Quand celui-ci fut arrivé à la porte, un domestique de la marquise vint le prendre par la main et le guida à travers les corridors. Joaquim ne savait pas où il se trouvait, et le domestique qu’il interrogeait se contentait de répondre : — Je vous mène auprès de Mme la marquise, monsieur.

Enfin ils arrivèrent devant une loge grillée, dans laquelle la marquise l’attendait avec quelques-unes de ses amies : — Mesdames, leur dit celle-ci avec bonté, permettez-moi de vous présenter le bénéficiaire. Bonsoir, senhor Joaquim ; asseyez-vous, je vous prie.

— Vous me faites trop d’honneur, madame la marquise, répondit le vieillard ; ce n’est pas dans votre palais que nous sommes ici, je touche le plafond avec ma tête.