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n’avaient plus ni voûte, ni fronton à soutenir; mais les arbres portaient encore leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits, et si la sève de quelques-uns s’était en effet tarie, ce n’avait été qu’après avoir confié à la terre, gardienne et tutrice fidèle, les germes féconds destinés à les remplacer. La vanité humaine n’a pas encore appris la leçon que la nature lui répète depuis le commencement de la création. L’homme croit élever des édifices qui dureront autant que le marbre et les métaux eux-mêmes. Hélas! ces tiges flexibles, ces fleurs et ces feuilles si délicates, qui projetaient jadis leur ombre sur les marches du temple célébré comme impérissable, n’en ombragent aujourd’hui que les débris. L’œuvre même la plus frêle de la nature est immortelle, et le travail le plus solide de l’homme n’a qu’un temps.

Il ne tenait qu’à nous de partir d’Antioche en nombreuse société. Le Djaour-Daghda n’est pas la seule montagne de l’empire ottoman qui renferme derrière ses rochers des sujets récalcitrans. La grande tribu arabe des Ansariés, qui occupe une partie considérable du Liban et de l’Anti-Liban, depuis Latakié jusqu’aux environs de Damas, venait de se révolter, et le pacha d’Alep envoyait des troupes contre ces montagnards indociles, qui prétendaient se soustraire à la conscription. On nous conseilla de nous joindre aux soldats pour nous mettre à couvert des brigands. Je me dis au contraire que faire route avec les soldats, c’était aller au-devant de l’ennemi; je préférai donc faire bande à part et ne me placer sous la protection de personne. Pendant tout mon long voyage, je ne me suis pas écartée une seule fois de cette règle de conduite, et lorsqu’il m’a été impossible de décliner toute escorte, j’ai eu soin de n’y admettre que des bachibozouks (mauvaises têtes), sorte de garde urbaine ou communale, dont le pouvoir de séduction doit être fort considérable, puisqu’elle est aussi bien vue des brigands que de ses propres chefs. Je ne sais quelles auraient été les conséquences du système opposé, mais je n’ai pas à m’en inquiéter, puisque le mien n’a pas été suivi de fâcheux résultats. J’ai traversé des pays assez dangereux, à ce que l’on m’a dit, et je n’ai pas subi de graves désagrémens.

Ma résolution de ne pas me joindre aux troupes du pacha était plus facile à former qu’à exécuter. Quand on part du même endroit, que l’on marche dans la même direction et à peu près du même pas, on ne peut guère se tenir éloignés les uns des autres. Nous pouvions demeurer en arrière d’un jour ou deux, mais c’eût été du temps perdu, et nous n’en avions pas à perdre; puis nous nous exposions ainsi à ne trouver dans les villages que des garde-mangers vides et des chambres remplies de vermine. Nous nous résignâmes donc à dépasser les soldats et à nous laisser dépasser tour à tour, souvent plus de