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— Je m’en étais bien aperçu, répliqua le vieillard ; les enfans sont espiègles, ma bonne dame ; il faut leur pardonner. Mon fils Vicente ne peut donc point m’aider par son travail, comme je vous le disais, et voilà pourquoi j’ai osé venir jusqu’à vous…

— Vous avez bien fait, mon brave homme ; dites-moi franchement, que vous faut-il ?

— Ah ! madame, ce qu’il nous faudrait ! .. une somme considérable, pas moins de… Avec ce que mon fils a rapporté, avec ce que j’ai ramassé à force d’économie, cela fait environ soixante-dix cruzades… Il n’y a pas de quoi faire…

Et il raconta les petits projets d’établissement qu’il avait formés avec son fils.

— Eh bien ! reprit la marquise, j’y aviserai. Rassurez-vous, comptez sur moi ; dès demain vous aurez la preuve de l’intérêt que je vous porte, et avant huit jours vous serez en mesure de prendre votre retraite au bord du Val-Formoso.

Le vieil aveugle pleurait de joie ; il se mit à balbutier toutes les formules de complimens et remerciemens que lui suggérait sa reconnaissance, et sortit en comblant de souhaits heureux jusqu’aux valets, qui, par deux fois, l’avaient repoussé avec dédain.

Quelques instans après le départ du vieux Joaquim, la marquise descendit au jardin. Dona Flora s’y promenait seule d’un air triste et rêveur.

— Flora, mon enfant, qu’avez-vous ? lui demanda la marquise. Hier vous pleuriez au salon, et je vous trouve pâle ce matin.

— Je souffre, madame ; la tête me fait mal, je me sens oppressée… La vie que je mène me fatigue et m’ennuie. Oh ! si je savais où me retirer !

— A votre âge, mon enfant ?… Ne serait-ce point vous préparer des regrets amers et des ennuis bien plus cruels que ceux dont vous vous plaignez ?

— Peut-être… Oh ! madame, vous m’aimez, je le sais ; vous m’avez accueillie comme votre fille et vous avez élevé mon Joãozinho comme votre fils… Mon éternelle reconnaissance vous est acquise, vous n’en doutez pas, madame, et pourtant je m’accuse chaque jour d’ingratitude…, parce que je vous trompe… Oui, j’ai là sur le cœur quelque chose qui m’oppresse. — En disant ces dernières paroles, dona Flora serrait la main de la marquise et la couvrait de ses larmes.

— Vous m’avez trompée ! reprit celle-ci avec un douloureux étonnement, et en quoi ?

— Je ne suis point la fille d’un fidalgo ruiné de Tra-os-Montes, comme je vous l’avais dit, madame ; mes parens étaient de pauvres paysans de la côte…