Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/684

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Diogo, mon ami, lui dit-il d’une voix étouffée, ne me cachez-vous rien ? mon fils vit-il encore ?

— Je vous ai dit toute la vérité, répondit Diogo ; Vicente, en perdant un bras, nous a tous sauvés de la corde, et lui-même avec nous. Arrivé sur la côte du Brésil, le capitaine l’a congédié comme invalide, sans lui payer sa part entière du voyage, et voilà pourquoi le pauvre garçon a été obligé de revenir sur un autre navire. Vous le reverrez d’ici à huit jours. Après tout, père Joaquim, il ne faut pas vous désespérer. Avec le bras qu’il a perdu, Vicente peut se placer au coin de la place du Pelourinho et demander l’aumône en se faisant passer pour un ancien soldat. S’il s’ennuie de ce métier-là, avec le bras qui lui reste il peut se mettre au service d’un marchand de volailles et conduire dans les rues de Lisbonne un troupeau de dindes au moyen d’une guenille de drap rouge fichée au bout d’une baguette. Tout manchot qu’il est, il a deux cordes à son arc.

Quand Diogo eut fini de parler, il se leva d’un air dégagé et s’éloigna du groupe qu’il venait d’édifier par son effronterie. Il lui tardait d’aller dépenser en folles orgies l’or mal acquis dont ses poches étaient chargées.

— Croyez-vous qu’il fallût pleurer si jamais Diogo était pendu ? demanda l’aveugle à ceux qui demeuraient assis près de lui ; j’aime mieux retrouver mon fils mutilé que perverti comme cet homme-là !

— Ma foi, dit le vieux marin à cheveux gris, on en a envoyé à la potence qui valaient mieux que Diogo !

— Il n’a point honte, dit un autre, il se vante même de ses exploits parce qu’il n’a pas volé la bourse de son voisin ; il a seulement jeté à l’eau quelques douzaines de noirs !

— Si j’avais sur moi des pièces d’or, ajouta un troisième, je ne voudrais pas le rencontrer la nuit sur le pont d’Alcantara ; il pourrait lui venir la fantaisie de me jeter par-dessus le parapet…

— Eh bien ! reprit l’aveugle, vous aviez pourtant l’air d’être de son avis tout à l’heure ; vous hurliez avec le loup, et je ne répondrais pas que quelqu’un de ceux qui m’écoutent n’allât chercher fortune à bord de ce damné navire, et celui qui le fera n’aura point, comme mon pauvre Vicente, l’excuse de ne savoir où il va. — Allons, caninho, debout, mon vieux chien ! marchons un peu, ne restons pas plus longtemps dans un lieu où nos oreilles ont entendu de si mauvaises choses et appris de si tristes nouvelles !


IV

Le vieillard s’achemina vers le gracieux faubourg de la Junqueira, se rapprochant de l’embouchure du Tage, et marchant du côté de la