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— Il a appelé mon fils Galicien ! s’écria l’aveugle Joaquim en se levant de toute sa hauteur. Un Galicien est bon à faire la cuisine comme une vieille femme, à courir au marché le panier au bras, à porter sur son des les enfans de son maître quand il est tombé trois gouttes de pluies dans les rues de Lisbonne !… Vicente est un enfant des Algarves, entendez-vous, un vaillant garçon, et qui a du cœur !…

« Les Galiciens sont de paisibles travailleurs qui gagnent leur vie de toute façon, répondit Diogo. Qui vous dit d’ailleurs que Vicente ne soit pas un honnête marin et un vaillant garçon ? Seulement il manquait d’expérience. N’aurait-il pas dû penser qu’un navire gréé, équipé comme le nôtre, où le matelot était si bien payé, si bien nourri, allait à la côte d’Afrique ? Par malheur, il ne s’en doutait pas ; aussi parut-il surpris et mécontent de l’apprendre. Le capitaine commença à se méfier de lui, et lui il affecta de se tenir à l’écart. Il n’y avait pas à bord un meilleur matelot que Vicente ; tandis que nous travaillions mollement, comme des gens habitués à garder leur énergie pour les grandes occasions, il faisait son service avec zèle et ponctualité, et pourtant nous ne l’aimions pas. Il n’est pas agréable d’avoir à côté de soi un homme qui a l’air de vous dire : « Vous êtes des brigands ! je voudrais être à cent lieues d’ici. » Aussi, pour nous venger, nous l’appelions fainéant, et poltron, bien qu’il ne fût ni l’un ni l’autre. Vous voyez que je lui rends justice, père Joaquim !

« Une fois que nous eûmes atteint les vents alisés, le brick sembla voler sur la mer. La côte d’Afrique se montra bientôt à nous, si basse qu’on eût dit un marais ou les bords d’un fleuve submergés par une inondation. Après avoir bien regardé du haut des mâts si quelque croiseur ne rôdait pas aux environs, le capitaine s’arrangea de manière à aborder le rivage à l’entrée de la nuit. Dès que le brick fut à l’ancre au fond d’une anse, derrière une ligne de palmiers plantés sur le sable, nous abaissâmes les mâts d’en haut, de peur que notre gréement, vu par-dessus les arbres, ne nous trahit. Il n’y avait là ni ville, ni fort, ni douaniers, rien qu’une case en forme de hangar, où les amis du capitaine tenaient sous clé deux ou trois cents noirs.

« Mes enfans, dit le capitaine, il ne fait pas bon ici pour nous, le pays est malsain de toute manière. À terre, nous avons à craindre les fièvres ; sur la côte, ce sont les croiseurs qui nous cherchent. Il faut donc embarquer tout cela avant le jour. Demain, au lever du soleil, nous devons être au large, poussés par la brise de terre qui nous viendra en aide. Ces pauvres nègres sont trop heureux que nous arrivions de si loin pour les acheter. Si nous avions tardé de huit jours, leurs maîtres les auraient tous égorgés, car les vivres commençaient à leur manquer. »