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Américains, Français, Espagnols, qui ressemblaient moins à des anges qu’à des démons. Peu à peu cependant il s’habitua au régime du bord. Nous étions bien nourris : bœuf salé d’Amérique, porc fumé d’Irlande, bacalao et fezaoes-carapates[1], on nous donnait tout cela à discrétion, sans compter l’eau-de-vie de France et le vin rouge de l’Alemtejo. Vous avez beau ramer tout le jour de Belem à Xabregas et pêcher sur la côte par le soleil et par la pluie ; vous n’avez point un pareil ordinaire, vous autres, et au bout de la semaine il ne vous reste pas même une cruzade d’or dans les poches pour vous divertir ! »

Les pantalons de toile usée et les vestes rapiécées de ceux qui l’écoutaient prouvaient assez que Diogo avait dit la vérité. Après avoir jeté un regard de complaisance sur les boucles de ses escarpins, à moitié couvertes par les plis de son large pantalon blanc, le matelot reprit :

« Huit jours se passèrent, pendant lesquels nous fîmes route vers le sud ; beau temps, belle mer, bonnettes hautes et basses à tribord, et le brick filant dix nœuds. Un soir que nous étions tous sur le gaillard d’avant, occupés à fumer nos cigares après le souper, le capitaine, s’appuyant sur une caronade, nous dit à haute voix : — Mes garçons, vous savez bien où je vous mène ? Le Bom-Pastor a des brebis à prendre là, sur la gauche, au fond d’une baie où quelques amis discrets ont eu soin de les tenir rassemblées au bercail. Les peuples du Nord prétendent nous interdire ce petit commerce qui fait depuis si longtemps la fortune d’une foule d’honnêtes industriels : c’est leur affaire ; la nôtre doit être d’éviter la rencontre des croiseurs, et, si nous ne pouvons échapper à leur vigilance, de leur répondre de notre mieux en faisant parler nos caronades et nos mousquets. Vous voilà prévenus, mes enfans ; attention à veiller, et que chacun fasse son devoir !

« C’était un brave homme, ce capitaine, point exigeant, point rude pour les matelots, doux comme un agneau, sauf dans ses momens de colère, où il aurait mis le feu aux quatre coins de Lisbonne. Son petit discours ne nous apprenait rien, et pourtant nous l’entendîmes avec tant de plaisir, que tout l’équipage lui répondit par de grands cris, à l’exception de Vicente. Le pauvre garçon restait la bouche béante, regardant à droite et à gauche comme un sourd qui voit qu’on parle autour de lui, si bien que le capitaine lui dit avec un peu d’humeur : — Cela ne te convient pas, Galicien[2] ?

  1. Moine et gros haricots dont les Portugais sont friands.
  2. Les Galiciens exercent, en Portugal comme en Espagne, les métiers qui exigent le plus de patience et de docilité ; aussi sont-ils regardés avec un peu de dédain par les autres habitans de la Péninsule.