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l’église de Belem, répondit le plus ancien de la bande. Avec ses mâts penchés en arrière, ses larges vergues, son avant effilé et sa poupe taillée en cœur, il a l’air de dire à tous les croiseurs de la mer : Bien fin qui m’attrapera !

— Et puis, reprit le matelot, il suffit de le voir pour comprendre qu’on n’a pas bâti une pareille coque, si leste, si élancée, pour la remplir de boucauts de sucre ou de sacs de café. N’oubliez pas non plus, s’il vous plaît, ces gentilles caronades qui regardent par les sabords, comme les poussins à travers les ailes de leur mère ! Non, vrai comme je m’appelle Diogo, vrai comme j’ai été baptisé à la petite église de Cascaes, au bas du fleuve, jamais on n’a vu ni dans le rio Tejo, ni dans la rade de Cadix, ni dans celle de Rio-Janeiro, un plus joli brick que le Bom-Pastor.

— Le Bom-Pastor ! c’est le nom de votre navire ? demanda l’aveugle.

— Oui ; c’est un joli nom, celui-là. Il y a sous le beaupré une statue peinte en couleur qui représente un personnage à grands cheveux, portant une brebis sur son dos, tout comme dans les images que les colporteurs vendent aux passans. C’est un joli nom, père Joaquim, un nom chrétien qui porte bonheur.

— Eh mais ! dit le vieillard, c’est que mon fils était à bord ; où est-il ? Vous devez le connaître : un grand garçon de bonne mine, point tapageur, mais rude au travail ; il se nomme Vicente. Est-ce qu’il n’est pas revenu avec vous ?

À cette question, le visage de Diogo s’obscurcit ; il jeta sur ses voisins un regard sérieux, tourna la tête en levant l’épaule, et tira de sa poche une boîte pleine de cigares. — Ah ! oui, je connais bien Vicente, répondit-il avec un certain embarras ; nous l’avons laissé au Brésil, où il a voulu être débarqué à cause d’une petite querelle avec notre capitaine. Quand nous sommes partis, il venait de prendre du service à bord d’un trois-mâts qui doit arriver ici un de ces jours… Voulez-vous un cigare, père Joaquim, un vrai puro de Brazil ? Tenez, entre nous, Vicente aurait mieux fait de ne pas s’enrôler dans l’équipage du Bom-Pastor.

L’aveugle avait coupé une partie du cigare qu’il hachait dans le creux de sa main pour en faire de petites cigarettes de papier ; il écoutait attentivement les paroles du marin Diogo, tout en flairant le fin tabac du Brésil débarqué en contrebande. Pour la première fois depuis six mois il entendait prononcer le nom de son fils, et les vagues paroles du marin n’étaient point de nature à satisfaire pleinement sa curiosité.

— Ami Diogo, reprit le vieillard, dites-nous franchement ce qui est arrivé à ce pauvre Vicente. J’ai eu bien du chagrin quand il est parti. Depuis qu’il m’a quitté, je compte les jours et les nuits. Souvent