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Le bruit des roues l’empêcha d’entendre les remerciemens que l’aveugle faisait pleuvoir sur elle. Caninho témoignait par ses aboiemens et par ses gambades la joie qu’il éprouvait de revoir son maître ; celui-ci respirait à pleins poumons et cherchait à reprendre son équilibre comme un voyageur qui vient de faire une longue route en diligence. Penché à la portière de la voiture, Joãozinho suivit longtemps du regard le grand vieillard infirme qui lui était apparu un instant comme ces images sérieuses et un peu effrayantes dont l’enfance essaie vainement de comprendre le sujet ; puis il se rassit près de la marquise, et retrouva bientôt sa gaieté naturelle. Tandis que l’aveugle, ridé, usé par le chagrin, vêtu de toile grise, le bâton à la main et la besace au dos, marchait lentement le long des maisons, conduit par son caniche, les quatre mules emportaient rapidement et avec bruit, à travers les rues populeuses, le gracieux enfant aux cheveux bouclés, au teint frais et rose, qui savait déjà porter avec aisance le chapeau à plumes et le manteau de velours.


II

Le père Joaquim, le vieil aveugle, n’était point de ces mendians de profession, criards et importuns, qui vont toujours frapper aux mêmes portes. Satisfait de l’abondante aumône que la marquise et le jeune enfant avaient déposée entre ses mains, il se promit de laisser passer quelques semaines avant d’avoir recours à leur générosité. Un jour, après avoir parcouru à pas lents les principales rues de Lisbonne, et ramassé quelques liards dans les quartiers du Rocio et du Bairo-Alto, Joaquim alla s’asseoir sur un banc de bois placé devant la boutique d’un barbier. Cette boutique, située à l’un des angles du marché qui fait face au port des pêcheurs, servait de rendez-vous aux marchands de poissons et aux marins. Le maître du lieu avait eu l’honneur de raser souvent les matelots français des navires de guerre stationnés dans le Tage, et il parait qu’il tenait à conserver leur pratique, car il avait écrit sur les vitres de son échoppe, en caractères lisibles et ornés, ces mots peu corrects : barbifier, couper des cheveux. Il va sans dire que d’autres barbiers lui avaient volé cette phrase, et voilà pourquoi on la retrouve inscrite dans tous les bas quartiers de Lisbonne comme un texte sacramentel.

Assis sur le banc, son chien à ses pieds, l’aveugle tendait sa grande figure à l’air frais du fleuve, sans prêter l’oreille aux conversations de ses voisins. Peu à peu il inclina la tête et s’endormit de ce demi-sommeil qui repose à la fois le corps et l’esprit. Il était donc là assoupi et rêveur, quand un marin, parlant à haute voix et suivi d’une