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et la perte du Canada, que le prince semblait regretter vivement. Au milieu de la conversation, mais je ne me souviens plus à quel propos, il me dit qu’il avait laissé sa suite à Albany, qu’il avait pris le premier moyen de transport venu, et qu’il était allé au bout du lac George. Il parlait facilement et agréablement, et je fus surpris de l’entendre s’exprimer si bien en anglais, avec un peu d’accent comme moi, d’ailleurs d’une manière très intelligible. Nous demeurâmes à causer bien avant, dans la nuit à l’arrière du bateau, assis sur les coussins de la cabine. Nous couchâmes l’un auprès de l’autre. Le lendemain, le bateau n’arriva à Green-Bay que vers trois heures, et pendant presque tout le temps nous causâmes ensemble. Lorsque je me rappelai notre conversation, je m’aperçus que le prince m’avait préparé graduellement à ce qui allait arriver, bien que les différens sujets que nous abordâmes semblassent se présenter tout naturellement. D’abord il parla de l’état des affaires aux États-Unis et de la révolution américaine. Il témoigna son admiration pour nos institutions, et s’étendit sur l’assistance donnée par Louis. XVI aux colonies dans leur lutte contre l’Angleterre. Il dit qu’à son avis les Américains n’avaient pas montré assez de reconnaissance pour ce prince, et qu’on attribuait à tort son intervention à des motifs intéressés et au désir d’humilier l’Angleterre ; qu’au contraire, dans son opinion, Louis XVI avait une estime sincère pour l’Amérique. Il ajouta que tous les ans, le 4 juillet, en célébrant dans les États-Unis l’anniversaire de la déclaration d’indépendance, on devrait tirer une salve en l’honneur d’un roi qui avait tant contribué à notre émancipation ; puis, passant à la révolution française, il dit que Louis XVI n’avait eu aucun dessein tyrannique contre le peuple, et que rien de ce qu’il avait fait personnellement ne pouvait justifier les excès de la révolution, qu’il fallait en chercher les causes dans le mauvais gouvernement de Louis XV, qui avait précipité une catastrophe préparée depuis des siècles. Si le peuple n’avait pas de griefs à alléguer contre Louis XVI, il avait de justes motifs de plainte contre les institutions oppressives de l’époque, la tyrannie de l’aristocratie et le lourd fardeau que l’église faisait peser sur la nation. Enfin il parla des changemens qui avaient eu lieu dans le gouvernement, et de l’heureuse amélioration survenue dans la condition actuelle du peuple français sous une monarchie élective (sic).

« Arrivés à Green-Bay, le prince me pressa de loger avec lui à Astor-House ; mais je m’excusai, voulant aller chez mon beau-père… En revenant à l’hôtel, je trouvai le prince seul. Sa suite était dans la pièce à côté. Il commença par me dire qu’il avait une communication à me faire, très sérieuse en ce qui le concernait, et pour moi de la plus grande importance ; que personne autre n’y ayant intérêt, il désirait obtenir de moi quelque garantie de ma discrétion, et me demanda ma parole de ne divulguer à personne ce qu’il allait m’apprendre. Après quelque hésitation, j’y consentis, sous la condition que dans le secret qu’il devait me révéler il n’y avait rien qui fût préjudiciable à personne. Finalement je signai une promesse à cet effet, et alors le prince parla à peu près de la sorte :

« — Vous vous êtes habitué, monsieur, à vous considérer comme originaire de ce pays. Cela n’est pas. Vous êtes né ailleurs, en Europe, monsieur,