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illustre origine. Tout à l’heure je raconterai la révélation très romanesque qui lui fut faite, à ce qu’il prétend; mais je suis porté à croire qu’il s’occupait depuis quelque temps de sa généalogie. Ses traits et sa taille un peu replète démentent, à ce qu’il paraît, une origine indienne. Plusieurs fois on le prit pour un Européen, soit que le sang blanc, dont il aurait un quart s’il était réellement le fils de Mme Williams, ait dominé en lui, comme il arrive chez quelques métis, soit qu’en effet il soit de race blanche, adopté par une mère indienne. Il est certain que le portrait placé en tête du livre de M. Hanson n’offre nullement le type des tribus aborigen.es du Nouveau-Monde. Il est également certain qu’il n’a aucune ressemblance avec les princes de la maison de Bourbon. Son biographe nous assure qu’il ressemble à Louis XVIII ; ce serait alors la faute du dessinateur, qui aurait bien mal rendu la physionomie de son modèle. À mon avis, le révérend M. Williams a l’air d’un Anglais; mais, je le répète, c’est peut-être son dessinateur qui ne lui a pas rendu justice. Supposé qu’il ressemble aux Bourbons, il a pu se monter la tête sur cette ressemblance, car même en pays républicain il est toujours agréable d’avoir quelque chose de royal en soi. Une fois la ressemblance admise, il lui était facile d’imaginer un petit roman comme tout enfant trouvé en peut faire à ses heures perdues. A toute force, il a pu y croire lui-même, car d’un côté la charité chrétienne, de l’autre la médiocre opinion que j’ai de son intelligence, me portent à regarder M. Williams plutôt comme un fou que comme un imposteur.

Mais j’arrive au grand coup de théâtre. En 1841, M. le prince de Joinville fit un voyage aux États-Unis. Dans une de ses excursions, on lui présenta M. Williams comme un homme qui pouvait lui donner des renseignemens précis sur les mœurs des Indiens et sur les premiers établissemens des Français au Canada, dont le prince paraissait rechercher les souvenirs avec curiosité. Après leur entrevue, et assez longtemps après, le prince étant déjà reparti pour l’Europe, le révérend Eleazar Williams raconta ce qu’on va lire :

« Le capitaine du bateau à vapeur me dit que le prince désirait avoir une entrevue avec moi, qu’il serait heureux que j’allasse le voir, ou si vous l’aimez mieux, dit le capitaine, je vais vous le présenter. — Je suis à ses ordres, dis-je, et je ferai ce qu’il voudra. Sur quoi, le capitaine m’amena le prince de Joinville. En ce moment j’étais assis sur un tonneau. Le prince en me voyant tressaillit involontairement, et je remarquai une vive agitation dans ses traits et toute sa physionomie. Il pâlit légèrement, et sa lèvre trembla. Voilà ce que j’observai sur le moment, et plus tard j’en fus bien autrement frappé par le contraste de ce trouble passager avec l’aisance et le calme habituel de ses manières. Puis il me prit la main d’un air grave et respectueux, earnestly and respectfully, et la conversation commença. Tous les passagers et les personnes de sa suite même parurent surpris des attentions qu’il eut pour moi. Il m’invita à dîner à une table séparée préparée pour lui, et m’offrit la place d’honneur à son côté. Un peu intimidé par cet excès de politesse, je refusai. Après le dîner, la conversation roula sur les premiers établissemens des Français en Amérique, le courage et l’audace de leurs aventuriers,