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plus malades que nous ne l’étions réellement ; il comptait surtout sans ce ressort intérieur que possède toujours la race française. Ses lettres n’en sont pas moins sous une forme humoristique un chapitre curieux de notre histoire morale à la veille d’une recrudescence révolutionnaire.

Un fait à observer dans le drame permanent de nos révolutions, c’est que si elles ont malheureusement pour résultat de dissoudre, comme nous le disions, toutes les forces collectives de la société, elles n’attaquent pas moins l’homme dans son individualité même, et prennent par là le caractère abstrait, factice, que nous leur avons vu, qui les fait ressembler si peu à d’autres mouvemens de ce genre, à la révolution anglaise, à cette révolution américaine, dont M. Cornelis de Witt raconte l’histoire, en racontant la vie de Washington, dans un livre instructif et attachant. Qu’on recherche l’origine et la nature de cette révolution par laquelle les États-Unis sont arrivés à l’indépendance : elle ne se fait point pour des mots et avec des mots, elle ne cherche point à en finir avec toutes les traditions d’un peuple, et elle ne commence pas par tout détruire pour arriver à refaire un édifice abstrait et chimérique. Elle a pour point de départ, au contraire, les réalités les plus profondes, la sauvegarde des intérêts les plus essentiels, le respect même des traditions, et elle s’applique à n’employer que les moyens légitimes. Quand survint l’acte du timbre, qui violait les droits des colonies anglaises, on proposait un pacte de non-exportation des produits des colonies, et Washington avouait qu’il « avait des doutes sur la légitimité de ce pacte. » Il disait que pour avoir le droit de résister aux injustices des autres, il fallait être juste soi-même. C’est ce sentiment profond et réel qui a fait la grandeur et le succès de la révolution américaine, identifiée en quelque sorte dans son origine avec Washington. Il y a dans Washington un trait éminent qui se dégage du récit même de M. Cornelis de Witt. Au milieu des travestissemens de tout genre qu’a subis la nature humaine, on éprouve une sorte de satisfaction intime et profonde à contempler un homme dans le vrai sens du mot. Washington est un homme, et il reste tel dans la politique, dans la guerre. Il gouverne les affaires de son pays comme les affaires de sa vie, d’après les mêmes règles, sous l’impulsion des mêmes mobiles. Cette distinction qui existe si souvent entre l’homme et l’acteur, le personnage, on ne l’aperçoit point chez lui. Il est toujours le même, qu’il soit chef du gouvernement ou qu’il se retire à Mount-Vernon ; aussi est-il vrai et naturel partout, s’appliquant aux plus grandes choses, ou s’occupant de ses terres de la Virginie. Cette forte empreinte humaine est le signe de son caractère, en même temps que dans sa vie il est l’expression la plus complète de cette première phase de la révolution américaine. Il en est le héros calme, probe, scrupuleux et ferme, et c’est ainsi qu’il a laissé comme un exemple aux États-Unis, qui semblent oublier parfois ces traditions, aussi bien qu’à tous les pays, le souvenir d’un homme en qui s’allaient les qualités les moins brillantes peut-être, mais les plus solides, et qui coûtent le moins à l’humanité.

La littérature sans doute ne puise point exclusivement à ces sources : elle a mille formes et mille nuances ; elle se compose aussi de tout ce que l’imagination et l’observation peuvent inventer ou combiner. C’est la part du