Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/647

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à Jefferson un profond salut : « Je ne vous ferai pas mon compliment sur cette constitution-là. »

Mais cette sage résistance aux menées de l’agent français contre l’Angleterre ne domptait point le mauvais vouloir de celle-ci. Un ordre du conseil déclara que tous les navires chargés des produits des colonies françaises seraient saisis par les croiseurs de sa majesté et vendus au plus offrant. L’indignation était au comble en Amérique, l’irritation extrême en Angleterre, le maintien de la paix semblait impossible. Washington mit le pays en état de défense, et, prêt à la guerre, il envoya Jay en Angleterre négocier la paix. Un traité fut conclu. Avant même d’être connu, il fut l’objet des attaques les plus passionnées et des accusations les plus furibondes de la part du parti de la France et de la révolution. L’image de Jay fut livrée aux flammes et le traité brûlé devant la maison du ministre et du consul d’Angleterre. L’une des sociétés démocratiques de la Caroline déclara qu’elle était amenée à regretter l’absence de la guillotine. Washington fut attaqué avec la dernière fureur. Le jacobinisme prit une teinte biblique; on se reprocha d’avoir adoré le président comme un dieu, d’être tombé dans l’idolâtrie; on s’écria, comme auraient fait les puritains d’Ecosse : « Il est temps de n’avoir plus d’autre dieu que le Dieu fort! » Washington fut accusé d’avoir volé les deniers publics. Au milieu de cette tempête, indifférent à lui-même, mais envisageant froidement et avec tristesse les dangers qui menaçaient, quoi qu’il fît, son pays du côté de la France ou du côté de l’Angleterre, il pesa ces dangers, crut que le plus grand était de céder à ces détestables violences, et signa le traité avec l’Angleterre.

Dès ce moment, ce fut la France qui se montra mal disposée pour les États-Unis, et Washington eut la douleur d’avoir à lutter contre une nation à laquelle l’attachaient ses sympathies personnelles et les souvenirs de la guerre de l’indépendance; mais il n’y avait pas moyen de se faire illusion. Le directoire, piqué du rapprochement des États-Unis avec l’Angleterre, faisait attaquer par des corsaires les navires américains; ses agens excitaient les comtés voisins de la Louisiane à se séparer des États-Unis, et à se réunir à cette colonie, dont la France venait de faire l’acquisition.

Le gouvernement déplorable qui perdait la France au dedans par sa corruption la compromettait au dehors par ses intrigues, et Washington avait le droit de dire : « La conduite de la France envers le pays est outrageante au-delà de toute expression; rien ne l’autorise, ni son traité avec nous, ni le droit des gens, ni les principes de l’équité; elle n’a pas même pour elle le respect des apparences. »